Rien, Emmanuel Venet
« L’énigme d’une vie ratée » : voici la formule qu’utilisait Emmanuel Venet, psychiatre lyonnais, pour évoquer le destin de Gaston Ferdière, poète méconnu et médecin réprouvé d’Antonin Artaud qui faisait l’objet de son précédent opuscule (Ferdière, psychiatre d’Antonin Artaud, 2006).
C’est le portrait d’un autre anti-héros, fictif cette fois, que propose Rien, premier vrai roman de Venet : ce portrait, c’est celui de Jean-Germain Gaucher, compositeur de troisième ordre à la Belle Epoque, qui a fini ruiné, alcoolique et écrasé par son demi-queue Pleyel dans sa cage d’escalier. Ou plutôt, ce sont deux existences ratées qui se superposent dans le livre : la vie de Gaucher se déroule en effet à la faveur d’un monologue intérieur du narrateur, qui lui a consacré la totalité de ses recherches en musicologie et à qui il a fini par s’identifier au point d' »hypothéquer son identité ». Comme le compositeur à qui il a consacré sa vie, l’universitaire n’a pas eu de carrière prestigieuse – et pour cause. Ce glissement entre les deux personnages se fait dès les premières pages : en effet, si le narrateur a emmené sa compagne Agnès à l’hôtel Negresco à Nice, c’est moins pour célébrer les 20 ans de leur rencontre dans une tentative de raviver la flamme que pour suivre inexorablement la trace de Gaucher, qui y avait séjourné avec sa maîtresse.
Ce début de roman est ainsi habilement programmatique : en avouant au lecteur les raisons de ce faux voyage en amoureux, qui n’est en fait qu’un prétexte à son pélerinage personnel, le narrateur met d’emblée en avant le thème essentiel de la désillusion amoureuse. Venet lève le voile sur la « fiction de l’amour », qu’entament les petites et les grandes trahisons, l’érosion du temps et l’enlisement de la vie conjugale. Le narrateur, qui raconte les vicissitudes amoureuses de Gaucher avant d’en tirer, amer, ses propres conclusions sur l’échec de son couple, dérape vers la franche noirceur en livrant un couplet féroce sur les hommes en général : il fustige, moins en moraliste qu’en misanthrope, les travers de ses contemporains, cette « tribu d’Occidentaux suralimentés, addictifs et moutonniers ». Les dernières pages évoquent même la « tentation du désespoir » contre laquelle l’amour, démystifié, n’offre plus de rempart, et à quoi l’on n’échappe que par « un sobre exercice de déni » de la réalité du monde.
L’auteur assume donc une dimension très sombre, qui affleure en fait tout au long du roman à travers la question du suicide. Jean-Germain Gaucher s’est-il volontairement mis sur la trajectoire du piano, lors de ce déménagement fatal de novembre 1924? Rien n’interdit de le croire, même si sa veuve, pas tellement éplorée, a réussi à obtenir de la police que soit officialisée la thèse de l’accident pour s’épargner la honte et pour faire jouer les assurances. Derrière l’anecdote, relayée par une querelle universitaire entre le narrateur et l’un de ses collègues, Venet aborde un problème philosophique intéressant, qu’il survole pour éviter l’appesantissement théorique.
Car, il est grand temps de le préciser, Rien est aussi un livre très drôle : l’humour noir de cette mort digne des cartoons les plus cocasses donne le ton! A chaque page de la biographie de ce compositeur au nom improbable (et sans doute symbolique de ses choix de vie… maladroits), on savoure la dérision du narrateur qui se plaît à raconter les mésaventures de son sujet comme autant de gags : ainsi, l’embauche de Jean-Germain, étudiant en droit défroqué, à la « Pagode enchantée », petit théâtre asiatisant au coeur de Pigalle qui se transformera peu à peu en bordel pour échapper à la faillite, ou, encore son mariage catastrophique avec Marie-Louise, « Madame Légale », transformée par la vie conjugale en mégère mal apprivoisée… Même les traits les plus sévères de la satire finale sont allégés par une réjouissante ironie.
On est ici proches de la façon de Desproges, à qui l’on pense aussi pour le style, ciselé, très écrit : le choix du lexique est souvent soutenu, voire précieux (Marie-Louise paraît un modèle de vénusté, une oréade), les écarts populaires volontiers archaïsants (Jean-Germain s’arsouille en fréquentant des michetonneuses et godaille en s’offrant une mufflée), sans compter le vocabulaire musical spécialisé (il répète des anatoles et joue des cavatines ostinato). Ce travail stylistique, qui oblige le lecteur vexé à recourir au dictionnaire, donne au roman un côté parfois presque scolaire, mais il faut avouer qu’il sied parfaitement au charme suranné de ce tournant de siècle dans lequel nous sommes plongés.
Ce qui semble plus artificiel, c’est la structure narrative. La phrase d’ouverture est une question d’Agnès posée au narrateur sur le lit de la chambre d’hôtel où reposent leurs corps parallèles après une étreinte sans ardeur : « A quoi penses-tu? ». A cette question « qu’on dirait tirée d’un mauvais film » – auquel ne manque pas même l’incontournable volute de fumée de cigarette – le narrateur ne répond pas tout de suite. En fait, tout le monologue intérieur que constitue le roman, déroulé dans une coulée fluide sans chapitre ni paragraphe, tient dans la poignée de secondes qui sépare la question de la réponse, à la clôture du livre, dans une formidable dilatation temporelle : « A rien ». La pointe qu’aurait pu constituer cet énième mensonge amoureux est un peu gâchée par l’effet de chute raté : la réponse est trop attendue, et le choix du titre apparaît rétrospectivement comme une facilité – même s’il fait aussi écho au nihilisme du narrateur.
De ce roman très réussi qui pose la question de la possibilité de faire oeuvre, on retiendra la mise en abyme de ces destins de créateurs déchus qu’on ne peut s’empêcher de lire comme une (fausse?) modestie de l’auteur lui-même : « de toute évidence le vieux lion parlait de lui et demandait à mots couverts que la postérité n’oublie pas l’oeuvre de petit maître qu’il s’apprêtait à lui laisser ».
Au moment où paraît cet article, on apprend que la prestigieuse manufacture Pleyel, prise à la gorge par la concurrence asiatique, vient d’annoncer sa fermeture prochaine. C’est, avec ce patrimoine, tout un monde qui disparaît, un siècle après Jean-Germain Gaucher. Que Venet ne pousse pas l’identification jusqu’à se jeter sous un piano néanmoins : on attend son prochain livre avec intérêt.
Emmanuel Venet, Rien, éd. Verdier, 2013, 120 pages