Y avait-il encore quelque chose à attendre d’un film de Tarantino en 2013 ? Après Inglorious Basterds, parodie médiocre et longuette des films de guerre, après le diptyque Kill Bill, à l’imagerie léchée mais au propos sans intérêt, pouvait-on encore espérer de ce goinfre insatiable de séries B autre chose qu’une énième caricature et qu’un hommage décalé au western ? On se rend donc à reculons à ce Django Unchained et on en ressort avec le sentiment que Tarantino a enfin réalisé son premier film personnel, sans perdre pour autant sa capacité à jouer avec les codes des genres. Son habileté scénaristique, son art de filmer sont enfin au service d’un vrai propos, d’une vraie pensée sur le sujet central du film, l’esclavage. Django, noir asservi, est affranchi par King Schultz, un chasseur de primes humaniste, interprété par le toujours surprenant Christopher Waltz. A eux deux, ils entreprennent de racheter Brumhilda, la femme de Django, possédée par Calvin Candie (L. di Caprio). Pour ce faire, ils se font passer pour deux esclavagistes, Django tenant le rôle du bras droit, du conseiller. Avec Tarantino, on n’y coupe pas, on a droit comme à l’accoutumée aux scènes dialoguées tortueuses, aux combats sanguinolents, aux pastiches cinématographiques appuyés, à l’instar de ces zooms rapides sur un personnage, typiques des westerns spaghettis des 70s. Et, comme d’habitude, on prend plaisir à repérer les références, les citations cinématographiques que sème le réalisateur… A la différence près qu’ici cette mécanique bien huilée ne tourne pas à vide. Django, déchainé, ivre de vengeance, est un personnage vraiment héroïque, admirable dans son combat : on s’identifie, on l’aime, on le prend en pitié. Là où Tarantino fait fort, c’est que son protagoniste est animé d’une profonde ambiguité. Django ne lutte pas en premier lieu pour la...
Zero Dark Thirty, Kathryn Bigelow
écrit par Célian Faure
Zero Dark Thirty est le récit de la traque d’Oussama Ben Laden par un groupe de la C.I.A. jusqu’à son exécution en 2011. Un agent particulièrement tenace, Maya, enjoint ce groupe à ne pas abandonner l’enquête et parvient à remonter la piste jusqu’à la demeure fortifiée d’Abbottabad. Il y avait fort à craindre d’un tel sujet tant il était aisé de s’y fourvoyer. Cependant, Kathryn Bigelow réalise une œuvre haletante qui brille par son intelligence et sa subtilité. La première qualité du film est d’éviter tout jugement moralisateur. Zero Dark Thirty n’est pas un film politique et n’a pas de prétention didactique. On a beaucoup glosé sur la représentation de la torture – certains parlent de polémique – mais l’on a eu tort d’affirmer qu’il s’agissait là d’un thème central du film. Car si la torture est présente, c’est simplement parce qu’elle fait partie de l’enquête. Bigelow prend soin de montrer les faits tels qu’ils sont et laisse les spectateurs juger par eux-mêmes. L’acte de torture n’est donc pas mis en scène pour apitoyer ou dégoûter. Les tortionnaires ne sont ni dénoncés ni excusés. Le spécialiste des « interrogatoires », Dan, joué par Jason Clarke, est plutôt sympathique, en tout cas banal. Il n’est ni un fonctionnaire zélé, obtus, type Eichmann, ni un sadique type Klaus Barbie. Il fait le sale boulot jusqu’à éprouver le besoin de se retirer. Belle audace qui assure que la torture n’est pas le fait d’êtres immoraux, lâches ou obéissants, mais qu’elle nécessite une accoutumance pour évacuer le dégoût qu’elle suscite d’abord et qui toujours est susceptible de réapparaître. L’objectif moral que la torture paraît viser tend à la rendre acceptable, voire nécessaire aux yeux de ses exécutants qui s’habituent à elle assez rapidement. Interdiction, donc, de juger l’humanité de ceux...
Alceste à bicyclette, Philippe Le Guay
écrit par Marie Fernandez
Alceste à bicyclette : faut-il imaginer une incarnation familière et bucolique du vitupérant personnage de Molière ? C’est en effet ce que semble avoir dégoté Gauthier Valence, acteur à succès d’une série TFI, lorsqu’il débarque sur l’île de Ré pour persuader une vieille connaissance, Serge Tanneur, de jouer avec lui dans sa prochaine mise en scène du Misanthrope. Les deux hommes sont a priori tout désignés pour camper le couple improbable Alceste/Philinte, figures contraires qui s’attirent et s’irritent. Gauthier, quadragénaire argenté bien fait et bien mis, vit à Paris où il baigne dans le milieu du cinéma et de la télévision. Il jouit d’une célébrité certaine grâce à son rôle-titre dans une série médiocre qui, certes, ne semble pas satisfaire ses exigences artistiques mais lui octroie richesse et reconnaissance tout en lui permettant de mener ses propres projets. Serge, lui, a aussi été un acteur renommé mais a tout abandonné après la trahison d’un ami producteur ; il a trouvé à l’île de Ré cet « endroit écarté » rêvé par Alceste, ne voit personne, se réjouit de ne pas être raccordé au tout-à-l’égout du commun des mortels et envisage régulièrement une vasectomie pour être sûr de ne pas contribuer à la préservation du genre humain. Nul besoin de composer donc, Serge et Gauthier incarnent déjà, dans une mise en abyme qui n’est pas sans intérêt, les positionnements d’Alceste et Philinte à l’égard non plus des hypocrisies de Versailles mais des compromissions du monde du spectacle. Pourtant, pour plusieurs raisons, la distribution reste l’enjeu fondamental tout au long des répétitions qu’amorcent les deux acteurs sur l’île avant de se lancer pour de bon dans l’aventure. Gauthier et Serge sont tous deux pleins du désir de briller dans le rôle-titre d’Alceste ; ils s’arrangent au début en convenant de jouer en alternance les deux rôles masculins – ce qui serait en effet novateur et enrichirait la lecture du personnage – mais la pulsion narcissique de chacun, coriace, génère de nombreux conflits. Ainsi, lorsque c’est au tour de Gauthier d’incarner le misanthrope, Serge ne peut se retenir de critiquer son interprétation et profite d’une erreur de texte de son partenaire pour lui démontrer qu’étant trop policé, il n’est pas fait pour le rôle. Toutefois, l’enjeu de la distribution tient aussi à des questions d’identification. Gauthier semble certes coller au personnage de Philinte mais rêve profondément d’être cet Alceste exigeant et intraitable auquel il a renoncé dans sa vie. L’incarnation du rôle constituerait pour lui un espace de reconnaissance crucial. Cette réflexion sur l’étape clé de la distribution est de toute évidence au centre du film et se développe jusqu’à la fin de façon juste et éclairante. En effet, les deux acteurs ne franchiront pas cet obstacle. Serge, blessé par un revers amoureux, finit par se confondre entièrement avec le personnage d’Alceste ; alors que tous les acteurs du projet sont réunis en vue de signer les contrats, il débarque en costume et fustige les hypocrisies du milieu. Telle aura été la grande scène de son Alceste, la seule. Gauthier continue seul l’aventure et s’octroie, sans scrupule désormais, le rôle du misanthrope. Mais le soir de la première, à Paris, on le découvre butant sur le même passage travaillé en répétition : à l’instant de l’incarnation, le poison de l’interdit posé par Serge – tu n’es pas fait pour le rôle – lui remonte à la bouche et l’acteur reste pétrifié. Le réalisateur propose donc un scénario original, qui met à vue un processus de répétition – ce qui est plutôt rare au cinéma -, et en profite pour creuser une question peu abordée. Pour autant, le film est assez décevant. On aurait aimé qu’il profite des temps de répétition entre les acteurs pour évoquer d’autres interrogations propres au travail théâtral – le problème de la diction de l’alexandrin, fondamental lorsqu’on se confronte à un texte classique, est par exemple discuté trop rapidement. Par ailleurs, la direction de Fabrice Lucchini et...
The Master, Paul Thomas Anderson
écrit par G. Moreau et M. Devers
A la sortie de The Master, dernier film de Paul Thomas Anderson, il demeure une étrange sensation : celle d’être passé à côté d’un grand film. Tous les ingrédients semblent pourtant réunis : un réalisateur qui a atteint des sommets avec son film précédent There will be blood, des acteurs doués campant remarquablement leurs personnages, une photographie extraordinaire, des séquences d’une beauté stupéfiante, une bande-son très juste, une nouvelle fois réalisée par le guitariste du groupe Radiohead, Jonny Greenwood, un sujet d’ampleur laissant entrevoir une nouvelle partition majeure. Enthousiasmé par la beauté de l’œuvre, par ses comédiens, soulevé par trente premières minutes ahurissantes, le spectateur ressent pourtant une frustration évidente : on ne trouve pas grand chose à tirer de ce film. Freddy Quell, joué par Joaquin Phoenix, est démobilisé à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. C’est un homme bestial, profondément perturbé par la guerre qui s’achève, inapte aux sentiments et obsédé par un désir sexuel qu’il est incapable d’assouvir. Anderson dresse un sublime portrait en actes de ce soldat inadapté aux temps de paix. D’abord sur une plage du Pacifique avec sa compagnie, puis photographe dans une galerie marchande, plus loin lors d’une beuverie entre ouvriers, chaque séquence, sublime, illustre le décalage d’un homme déphasé. L’excellence de cette entrée en matière se poursuit avec la rencontre du Master, Lancaster Dodd (Philip Seymour Hoffman), dont Anderson s’attache à nous présenter les ressorts psychologiques : homme d’une grande animalité quant à elle maîtrisée, jouissant d’être entouré, admiré, célébré. Lancaster Dodd est à la tête d’une secte, lui qui aurait découvert la vérité quant à la nature humaine. Sa théorie est fumeuse, grossière, confectionnée à partir de bribes de bouddhisme et de psychanalyse. Tout de suite séduit par Quell, Dodd le prend sous son aile. Il ne se départira pas de...