Cécile Coulon, éd. Viviane Hamy, 2013, 136 pages Avec Le Rire du grand blessé, la toute jeune romancière Cécile Coulon s’essaie à un genre romanesque marqué par George Orwell ou Ray Bradbury. Comme ses célèbres prédécesseurs, elle imagine une société totalitaire et aliénante contre laquelle un homme enfin se dresse, mû par l’espoir fou d’un autre horizon pour l’humanité. On connaît la chanson, maugrée-t-on au fil des pages : bien sûr, la littérature est attaquée par le système ; on s’en doute, le personnage le plus acquis au pouvoir est précisément celui par qui la révolte arrive. Le scénario reste donc des plus classiques, même si, au final, l’auteur évite la simple redite. Un roman de science-fiction, d’anticipation? Cécile Coulon ne goûte pas ces classifications rapides. Ni robot fou, ni navette intersidérale dans ce monde qu’on ne peut dater précisément. C’est une société que le récit décrit, sans créature ou événement surnaturels. Une vaste organisation appelée « Service National » y est chargée d’appliquer un Programme à l’origine médical. Lucie Nox, médecin travaillant avec des toxicomanes, a un jour expérimenté avec succès le postulat suivant : ses patients se droguent car leur vie ne leur permet pas d’exprimer des émotions profondes, mais s’ils peuvent par la lecture accéder à ces émotions et les extérioriser, ils n’auront plus recours aux substances incriminées. Le pouvoir, incarné par un fantomatique « le Grand », perçoit dans ce protocole de soins un moyen de contrôler l’ensemble de la population. Il organise, avec la complicité plus ou moins forcée du docteur, une catharsis régulière par la lecture, visant à libérer hommes et femmes de leurs pulsions. Pour ce faire, le livre est entièrement repensé : l’ancienne littérature est détruite et des « Maisons de Mots » déversent des romans à sensation unique : Livre Frisson, Livre Haine, Livre Tendresse… Des...
L’Esprit de l’ivresse, Loïc Merle
écrit par Célian Faure
Les émeutes des banlieues de 2005 n’ont à ce jour pas beaucoup inspiré les romanciers. Il est vrai que la tâche n’est pas facile : en se risquant à en faire son thème central, comme le fait Loïc Merle avec L’Esprit de l’ivresse, l’écrivain investit le terrain politique et son œuvre devient forcément polémique. Pour cette seule raison, on applaudit déjà la volonté de s’attaquer à un tel sujet et de sortir du nombrilisme cher à de trop nombreux jeunes auteurs français. L’œuvre s’en trouve extrêmement stimulante et mérite d’être lue. Si la référence aux événements de 2005 est évidente, le roman demeure une fiction : une émeute éclate dans la cité des Iris en banlieue parisienne et se propage à toute la France, au point de provoquer la fuite du président de la République, Henri Dumont. Pendant un temps, Paris est aux mains des révoltés et on assiste à un printemps des peuples semblable à la Commune de Paris de 1871. Le roman n’est pas une simple narration des événements, mais une confrontation des expériences de quelques personnages-clés. Au gré de leurs pensées, de leurs souvenirs épars, le lecteur reconstitue de lui-même la chronologie des faits. Ce procédé permet surtout de sonder l’âme des protagonistes, de faire l’inventaire de leurs motivations, de leurs contradictions, de souligner la complexité des enjeux qu’on est souvent tentés de réduire à des préjugés. Le récit de la première nuit d’émeutes aux Iris propose une interprétation très manichéenne qui laisse craindre le pire : les émeutiers sont absolument pacifistes et répondent à des policiers idiots, agressifs et violents, sous le regard de journalistes en mal de scoop et de sensations fortes, qui se rangent du côté des oppresseurs dès que leur intégrité physique est menacée. Le point de vue narratif court...
Arrive Un Vagabond, Robert Goolrick
écrit par Marie-Anna Gauthier
Le premier chapitre d’Arrive Un Vagabond donne le ton : en affirmant la véracité des faits en dépit de l’ambivalence du souvenir, le narrateur inscrit le roman dans le cadre de la tradition romanesque la plus éculée. Le récit de Robert Goolrick ne joue pas la carte de la subversion, loin s’en faut. Pourtant, ce classicisme fait du bien : porté par un je-m’en-foutisme salvateur, le romancier ne se prive de rien et nous offre un roman d’amour délicieux. A l’heure où l’on mesure les œuvres à leur degré d’ironie, Arrive Un Vagabond est une belle surprise. La trame du roman est très convenue : voici la sempiternelle histoire de l’étranger débarqué par hasard dans une petite ville aux mœurs étriquées, comme il en existe tant d’autres aux Etats-Unis après la Seconde Guerre mondiale. Une ville avec son épicerie générale, son boucher, un coiffeur, une banque ; une ville dans laquelle les gens ont pour projet de vivre paisiblement, de mourir et de monter au paradis l’heure venue. Obnubilés par le salut, ils tiennent les péchés à distance et conservent une certaine rigueur morale. Mais survient le vagabond, avec ses deux valises, l’une remplie de couteaux de boucher, l’autre d’une importante somme d’argent. Charlie Beale, dont le charme le dispute à la bonhomie, séduit peu à peu les habitants de Brownsburg. L’adoption est presque signée quand se produit le drame : Charlie Beale s’éprend de Susan Glass, petite poupée de dix-sept ans, blonde et aguicheuse, mariée à un riche propriétaire, insupportable barbon qui fait régner la terreur sur sa femme et sur la communauté. De cette union naîtra le sublime et l’horreur. La passion entre les deux personnages naît comme une évidence. La description du coup de foudre est tellement stéréotypée qu’on se croirait dans un pastiche d’un roman du...
Fugitives, Alice Munro
écrit par Marie-Anna Gauthier
L’équipe des Heures Perdues est heureuse d’apprendre que le Prix Nobel de littérature 2013 a été décerné à Alice Munro. Voici l’article que nous lui consacrions il y a trois mois. Alice Munro est une nouvelliste canadienne saluée dans toute la littérature anglo-saxonne. Joyce Carol Oates, Jonathan Franzen ou encore Cynthia Ozik la considèrent comme la digne héritière de Raymond Carver. Elle figure même depuis plusieurs années sur la liste des nobélisables. Elle reste cependant relativement méconnue en France, ce qui est fort regrettable, quand on considère l’étendue de son talent. Quand on découvre les nouvelles d’Alice Munro, on retrouve des émotions de lecture oubliées : d’abord la surprise, parfois même la déroute, parce que la nouvelliste défie l’art de la narration et chute là où elle le désire, sur un non-dit, un vacillement, un moment de doute. Ensuite, une forme d’empathie supérieure, qui ne se résume jamais à une simple identification aux personnages, mais qui maintient au contraire une distance féconde qui nous oblige à juger notre propre existence. Enfin, l’ébahissement, parfois, tant la langue s’avère d’une beauté mystérieuse. Il y a en effet quelque chose qui relève de la magie dans cette écriture : le lecteur, bien qu’avisé, n’est pas en mesure de repérer les astuces qui permettent à la nouvelliste d’atteindre ce degré d’émotion, et c’est là ce qui tient, à mon avis, du prodige littéraire. Fugitives – Runaway est le titre original- relate les destins de huit femmes tentées par la fuite. Happées par un ailleurs possible ou simplement imaginé, quelque chose hors de leurs vies, hors d’elles-mêmes, elles sont le plus souvent empêchées d’aller au bout de leur désir, ou intimement impuissantes à y parvenir. Elles hésitent, tergiversent, mentent, se mentent, abdiquent, renoncent. Carla, par exemple, préfère sa vie de couple...
Moi et toi, Bernardo Bertolucci
écrit par Célian Faure
Aïe, quel film ! Moi et toi est une œuvre surprenante, humble, profonde, infiniment poétique. Cela faisait longtemps que Bernardo Bertolucci, en proie à des problèmes de santé limitant sa mobilité, ne nous avait offert un nouveau morceau de bravoure. Au vu du résultat, on ne lui en veut pas. Délaissant les grands récits historiques, orgueilleux et pétris d’apparats, Bertolucci version 2012 ajuste sa focale sur une histoire nettement plus intimiste, celle d’un ado boutonneux associable et de sa demi-sœur toxicomane. Tous deux ne se connaissent pas lorsque s’ouvre le film. Lorenzo, 14 ans, a le visage acnéique et les nerfs à vif. Transi par la musique qu’il écoute avec frénésie, il hait ses semblables et n’aspire qu’à se tenir loin d’eux. Il en est même inquiétant : apparemment suivi par un psychiatre, Lorenzo prend des médicaments, a des colères terribles et tente de convaincre sa mère de coucher avec lui. Un problème d’Œdipe, donc. Pour ne pas décevoir sa mère, il lui fait croire qu’il part en stage de ski avec sa classe, mais se cache une semaine durant dans la cave crasseuse de son immeuble. Sa demi-sœur, Olivia, plus âgée, est accro à l’héroïne. C’est parce qu’elle est venue récupérer quelques affaires dans cette cave qu’elle tombe par hasard sur Lorenzo. Tenue par le fol espoir d’une vie nouvelle, elle décide d’élire elle aussi domicile dans ce repaire afin de se désintoxiquer. Se forme alors l’étrange huis clos autour ces deux êtres que tout oppose, un huis clos qui donne lieu à l’examen silencieux de leurs âmes et dont ils ne s’extirpent que sporadiquement pour renouer avec la réalité corporelle, la faim, le manque. Pendant une semaine, les situations se succèdent, tour à tour sordides, belles ou émouvantes. Il y a de la magie...
Dom Juan, mise en scène de Gwenaël Morin
écrit par Marie Fernandez
Le metteur en scène Gwenaël Morin dirige désormais le Théâtre du Point du Jour de Lyon pour une période de trois ans. Le projet est radical : aucun spectacle invité, l’artiste s’engage dans un travail de création continu pour lequel il a rassemblé une troupe permanente. A compter de septembre 2013, il propose ainsi des cycles de trois mois consacrés à de grands auteurs : Molière, Sophocle, Shakespeare, Tchekhov pour cette saison. Il monte trois pièces de chaque auteur, qu’il donne un mois chacune. Le cycle Molière est ce mois-ci inauguré par une mise en scène très drôle et globalement pertinente d’un monstre de l’esthétique classique, Dom Juan. Comme souvent dans les spectacles de Gwenaël Morin, vous n’oublierez pas que vous êtes au théâtre. Sur le plateau, les murs du bâtiment sont à vue ; pendant la représentation, les acteurs utilisent toutes les entrées et sorties de la salle et s’adressent directement aux spectateurs. Le texte de Molière est affiché sur le mur de fond de scène, ainsi qu’une sorte de calendrier des actes que les acteurs effeuillent au fur et à mesure de la progression de l’intrigue. Une couverture bleue sommaire, épinglée par Sganarelle à chaque fin d’acte, fait office de rideau de scène au centre du plateau. En-dehors de ces quelques éléments, aucun décor : au spectateur d’imaginer les espaces pourtant nombreux et contrastés que traversent les personnages. De rares objets font office d’une chose puis d’une autre. Bref, sachez d’où vous voyez et ce que vous voyez : des acteurs qui jouent des mots, des inventions de bric et de broc pour faire exister ce qui n’est pas. On reconnaît là une écriture de la distanciation chère à Brecht, qui ne sert pas ici le projet marxiste d’une prise de conscience politique mais la mise à vue...