« L’énigme d’une vie ratée » : voici la formule qu’utilisait Emmanuel Venet, psychiatre lyonnais, pour évoquer le destin de Gaston Ferdière, poète méconnu et médecin réprouvé d’Antonin Artaud qui faisait l’objet de son précédent opuscule (Ferdière, psychiatre d’Antonin Artaud, 2006). C’est le portrait d’un autre anti-héros, fictif cette fois, que propose Rien, premier vrai roman de Venet : ce portrait, c’est celui de Jean-Germain Gaucher, compositeur de troisième ordre à la Belle Epoque, qui a fini ruiné, alcoolique et écrasé par son demi-queue Pleyel dans sa cage d’escalier. Ou plutôt, ce sont deux existences ratées qui se superposent dans le livre : la vie de Gaucher se déroule en effet à la faveur d’un monologue intérieur du narrateur, qui lui a consacré la totalité de ses recherches en musicologie et à qui il a fini par s’identifier au point d' »hypothéquer son identité ». Comme le compositeur à qui il a consacré sa vie, l’universitaire n’a pas eu de carrière prestigieuse – et pour cause. Ce glissement entre les deux personnages se fait dès les premières pages : en effet, si le narrateur a emmené sa compagne Agnès à l’hôtel Negresco à Nice, c’est moins pour célébrer les 20 ans de leur rencontre dans une tentative de raviver la flamme que pour suivre inexorablement la trace de Gaucher, qui y avait séjourné avec sa maîtresse. Ce début de roman est ainsi habilement programmatique : en avouant au lecteur les raisons de ce faux voyage en amoureux, qui n’est en fait qu’un prétexte à son pélerinage personnel, le narrateur met d’emblée en avant le thème essentiel de la désillusion amoureuse. Venet lève le voile sur la « fiction de l’amour », qu’entament les petites et les grandes trahisons, l’érosion du temps et l’enlisement de la vie conjugale. Le narrateur, qui...
Le Festin de Babette, Gabriel Axel
écrit par Célian Faure
Le Festin de Babette, film danois sorti en 1987, est une extraordinaire célébration de l’art culinaire, pleine d’humour, de spiritualité et de délicatesse. Quelle beauté ! Quelle quiétude ! Quelle intelligence ! L’œuvre de Gabriel Axel, inspirée d’une nouvelle de Karen Blixen, est à n’en pas douter une référence absolue pour qui le plaisir de la ripaille est une élévation spirituelle tout autant qu’une communion des êtres. Les plaisirs du palais se muent ici en réflexion théologique et ajoutent un chapitre hédoniste à la Sainte Bible… Dans cette petite communauté luthérienne du Jutland, au Danemark, tout est austère. Ici, le Pasteur est une autorité spirituelle écrasante et l’on vit au rythme de ses sermons. A sa mort, ses deux filles, Martina et Filipa, toutes deux sublimes, continuent de suivre son enseignement et s’astreignent à une vie pieuse. Elles se tiennent éloignées des jouissances terrestres et se dévouent entièrement à leur communauté. Lorsque, plus jeunes, les sœurs sont tombées sous le charme d’un officier et d’un chanteur lyrique, elles ont tourné le dos à leurs sentiments, honteuses d’envisager un instant le plaisir égoïste de la chair. Un soir de 1871 débarque Babette, une française qui fuit la répression de la Commune de Paris et qui offre ses services de domestique en échange de l’hospitalité des sœurs. Elle s’intègre humblement à cette communauté, quoiqu’elle manifeste un compréhensible écoeurement devant les recettes locales qu’on lui commande. Quatorze années ont passé lorsqu’une nouvelle étonnante arrive de France : elle a gagné dix-mille francs à la loterie. Alors qu’approche la célébration des cent ans du défunt pasteur, Babette se met en tête de préparer à la communauté un dîner « français », un festin gargantuesque en complète contradiction avec les préceptes luthériens de ses hôtes. Le Festin de Babette devient alors une ode à la...
Gravity, Alfonso Cuaron
écrit par Célian Faure
Alors que l’équipe d’astronautes de la navette Explorer est en mission de maintenance sur Hubble, un satellite russe est détruit par un missile. Grave conséquence : les débris occasionnés commencent à tourner autour de la Terre et détruisent tout ce qu’ils rencontrent, augmentant sous l’effet d’une réaction en chaîne la masse de ces débris. Toute l’équipe d’Explorer est décimée, sauf deux astronautes alors en sortie extravéhiculaire : Matt Kowalski, campé par George Clooney, commandant chevronné de la mission, et Ryan Stone, astronaute débutante jouée par l’étonnante Sandra Bullock. Commence alors une mission de survie pour ces deux-là, équipés de leurs seules combinaisons et perdus au milieu de l’immensité spatiale. Dès la scène d’ouverture, Alfonso Cuaron donne le ton : à l’occasion d’un plan-séquence interminable et sublime, le réalisateur mexicain nous plonge en orbite. Plongée visuelle d’abord, avec ces magnifiques paysages terrestres qui apparaissent et défilent inopinément, ces vues parcellaires sur le satellite et la navette, sur les astronautes expérimentés qui s’amusent de l’apesanteur. Plongée auditive ensuite, avec la voix off d’Ed Harris, posée, sereine, qui guide la mission depuis Houston, avec les facéties de Kowalski, les soupirs et les inquiétudes de Stone et, surtout, cette surdité, ce vide dans lequel Cuaron nous a plongés avant même la première image du film grâce à un vacarme inharmonieux subitement interrompu. A cette occasion, notons d’emblée la justesse et le génie de la bande son de Gravity, toujours au service de l’image, toute faite de distorsions, de résonnances, de changements de rythmes et d’harmonies déstructurées. Si Cuaron nous livre ici du grand cinéma, c’est d’abord parce qu’il crée une expérience esthétique hors norme. Au long de cette odyssée, la ligne narrative n’a finalement que peu d’intérêt (Bullock et Clooney tâchent de se sauver en regagnant d’autres stations orbitales afin de...
La Vie d’Adèle, Chapitres 1 et 2, Abdellatif Kechiche...
écrit par Marie Fernandez
Adèle Adèle Adèle Adèle Adèle. Trois heures durant, la caméra d’Abdellatif Kechiche est braquée sur la jeune fille. Agrippée à sa bouche, ses larmes, ses fesses. Avide de tout ce qu’elle est : comment elle remonte son pantalon, comment elle resserre sa couette, comment elle mange ses spaghettis. Souvent le cinéaste nous fait rencontrer ses personnages par le corps et la matière ; plus que jamais, ce dernier film invite à une connaissance par la peau. Aussi, nous voilà portés par une suite de gros plans sublimes au plus près des mouvements intérieurs du personnage. Ce choix instaure une telle proximité avec l’adolescente qu’on la voit à regret s’éloigner de la caméra au dernier plan. L’histoire d’Adèle est inspirée d’une bande dessinée – Le bleu est une couleur chaude, Julie Maroh – que le cinéaste adapte librement. Celui-ci choisit de s’intéresser précisément à la naissance du désir et à l’engagement si unique et définitif qui se joue dans un premier amour. Le récit s’organise autour du foyer ardent que constitue la rencontre entre Adèle, encore lycéenne, et Emma, étudiante aux Beaux-Arts. Avant, Adèle chemine vers la révélation de son désir homosexuel et se prépare, en lisant La Vie de Marianne, au séisme de la rencontre et du manque. Après, c’est la lente et irrépressible approche des corps, la vie en commun puis la séparation. Quel art de filmer le désir, quel art aussi de le susciter ! Les yeux suspendus aux bouches, les silences et demi-sourires, les peaux sublimées par la lumière dans le secret du parc choisi pour les rendez-vous. Adèle désire Emma, Emma désire Adèle et nous spectateurs, dans cette proximité sensuelle et entêtante de la caméra, entrons dans la ronde du désir. Un temps, le désir recouvre tout. Le cinéaste filme des étreintes étonnamment...
Il faut beaucoup aimer les hommes, Marie Darrieussecq...
écrit par Guillaume Moreau
Marie Darrieussecq│Il Faut beaucoup aimer les hommes │ P.O.L │ 2013 Nous avions toutes les raisons du monde d’entrer à reculons dans le dernier roman de Marie Darrieussecq : la pente intellectualiste propre à P.O.L, le titre hommage à Marguerite Duras, patronage pour nous plus irritant que rassurant, la quatrième de couverture, à la limite du ridicule (« Une femme rencontre un homme. Coup de foudre. L’homme est noir, la femme est blanche. Et alors ? »)… Sans parler des vieilles accusations de plagiat qui ont émaillé par deux fois la biographie de cette docteur es Lettres, psychanalyste de surcroît. Néanmoins, la grande simplicité de cette histoire avait quelque chose d’attirant : Solange rencontre Kouhouesso à Hollywood, où elle exerce le métier d’actrice. Ils ont une histoire, puis se séparent. Le livre ne dépasse jamais les bornes de ce récit, vieux comme la littérature. Dès les premières pages, le roman met en avant la couleur de peau de l’amant. Kouhouesso est noir. Et de cela, Solange ne se remet jamais vraiment. Elle imagine, sous le grand corps d’ébène de l’homme qu’elle aime, l’exotisme de ses origines, une manière différente de penser le monde ; bref, une radicale étrangeté. Mais cette couleur de peau n’est que le symptôme d’une altérité bien plus grande. En effet, jamais Solange ne semble à même de saisir son amant, d’en comprendre les absences, les agacements, la distance puis les étreintes torrides. Tout le long du livre, la protagoniste attend son homme, espère qu’il va venir au bout de la nuit, patiente en voyageant, via Google Map, au cœur de l’Afrique, où elle pense dénicher son coeur. Elle est prête à le suivre au bout du monde, au bout surtout de son rêve à lui : filmer une nouvelle adaptation d’Au Cœur des ténèbres de...