« Un petit livre souriant et subtil sur le yoga », tel était le projet initial d’Emmanuel Carrère avant de se muer en « autobiographie psychiatrique ». Curieusement, l’un n’empêche pas l’autre, bien au contraire, touchant au « sens originel du mot yoga : le fait d’atteler ensemble, sous un joug, deux chevaux ou deux buffles ». Emmanuel Carrère attèle ainsi dans son nouveau roman yoga et dépression, légèreté et drame, pulsion de vie et pulsion de mort. Ce n’est pas sans appréhension que le lecteur plonge dans Yoga. Renouant avec la veine autobiographique d’Un roman russe, E. Carrère écrit le récit poignant de sa longue dépression qui a conduit à son internement et au diagnostic d’une bipolarité de type II. Programme a priori peu réjouissant pour une rentrée déjà plombée par la pandémie. Et pourtant les deux premières parties du roman – qui en compte cinq –, consacrées largement à l’expérience du yoga et de la méditation, amusent et séduisent. L’auteur y raconte avec beaucoup d’humour sa participation à un stage Vipassana : « Les stages Vipassana, c’est l’entraînement commando de la méditation. Dix jours, dix heures par jour, en silence, coupés de tout : le truc hard. » Ce récit souriant et subtil est le point de départ de multiples réflexions sur le yoga, théoriques ou plus personnelles : « Car inspirer, dit le yoga, c’est prendre, c’est conquérir, c’est s’approprier, ce pour quoi je n’ai aucun problème : je ne sais même faire que ça, et ma cage thoracique est à la mesure de mon avidité. Expirer, c’est autre chose. C’est donner au lieu de prendre, c’est rendre au lieu de garder. C’est lâcher prise.» Un autoportrait de l’auteur en adepte du yoga et de la méditation se construit au fil de courts chapitres. Il ne s’adresse pas pour autant qu’aux initiés, bien au contraire...
2666, Roberto Bolaño
écrit par Fleur Bournier
Œuvre monumentale et dantesque, véritable expérience littéraire, 2666 est le grand roman de Roberto Bolaño, laissé inachevé par la mort de l’auteur. Le lecteur, fasciné, plonge tour à tour dans cinq récits aux tonalités fort différentes : roman de mœurs, policier, historique ou encore fantastique, l’œuvre embrasse toute la littérature, démontre sa vitalité et sa nécessité. 2666 peut effrayer par son volume (plus de 1300 pages), par l’idée d’une œuvre-somme peu accessible, et pourtant ce roman happe le lecteur. Hormis sa noirceur inhérente – jusqu’à l’insoutenable – il ne relève d’aucune gageure de lecture. L’écriture, fluide, colle aux personnages -tantôt familière, ordurière même, tantôt plus recherchée, mélancolique et poétique. Chacune des cinq parties s’attache à un ou plusieurs personnages, fait voyager dans le temps et l’espace, offrant un tableau sans concession du XXe siècle. La première partie, «La partie des critiques», est la plus loufoque : elle s’attache à un cénacle d’universitaires spécialistes d’un auteur occulte – Benno von Archimboldi – qui entreprennent de se lancer sur ses traces. L’auteur semble prendre un malin plaisir à décrire le milieu universitaire et à en déconstruire la sacro-sainte image. Les colloques sont ainsi par exemple peuplés – ou plutôt dépeuplés – par « des garçons et des filles avec un doctorat encore chaud sous le bras et qui s’efforçaient, sans s’arrêter sur les moyens, d’imposer leur lecture particulière d’Archimboldi, comme des missionnaires disposés à imposer la foi en Dieu même si pour cela il s’avérait nécessaire de pactiser avec le diable […], des gens que la littérature n’intéressait pas autant que la critique littéraire […]». La comédie de mœurs ouvre avec légèreté le roman. La seconde partie, «La partie d’Amalfitano», plus mélancolique, glisse peu à peu dans le fantastique. Père dévoué et universitaire désabusé vivant à Santa Teresa, Amalfitano semble contaminé par la ville et gagné par une forme de folie. Il entend des voix, ou encore suspend un manuel de géométrie à la corde à linge de son jardin. A sa fille, éberluée, qui l’interroge, il explique : « c’est une idée de Duchamp, laisser un manuel de géométrie suspendu en proie aux intempéries pour voir s’il apprend deux ou trois choses de la vie réelle.» La folie d’Amalfitano est liée aux «idées» ou «sensations» qui le traversent et offre une des meilleures clefs de lecture du roman de Bolaño : « Cela transformait la douleur des autres en la mémoire d’un seul. Cela transformait la douleur, qui est longue et naturelle et qui remporte toujours la victoire, en mémoire particulière, qui est humaine et brève et qui fausse toujours compagnie. Cela transformait un récit barbare d’injustices et d’abus, un hululement incohérent sans début ni fin, en une histoire bien structurée […]. Cela transformait la fuite en liberté, même si la liberté ne servait qu’à continuer à fuir. Cela transformait le chaos en ordre, même si c’était au prix de ce que l’on appelle communément le bon sens» La troisième partie, «La partie de Fate», rend hommage aux romans afro-américains et fait sienne les dénonciations qui les sous-tendent. Fate, le personnage principal de ce récit, est un journaliste afro-américain de Détroit qui vient de rencontrer un des fondateurs des Black Panthers, Barry Seaman, double fictif de Bobby Seale. Le récit de leur échange permet à Roberto Bolaño une véritable leçon d’Histoire sur le combat mené par les Afro-Américains pour l’égalité et la liberté. La tonalité de l’oeuvre s’assombrit. Dépêché à Santa Teresa pour couvrir un combat de boxe, Fate est confronté au racisme ordinaire de sa profession. Il comprend rapidement qu’un autre sujet mériterait bien davantage un article : le nombre alarmant de féminicides dans cette ville frontalière du Mexique. Au racisme succèdent le machisme et les dérives du patriarcat : qui s’intéresse à ces meurtres? Le lecteur découvre au fil de sa lecture que Santa Teresa, «cette merde entre un cimetière oublié et une décharge d’ordures» agit comme un...