Féministe et féminin, drôle et émouvant, le dernier Camille Laurens séduit malgré une narration un peu chargée. Fille est le récit, aux accents autobiographiques, de la vie de Laurence Barraqué, entremêlé à une réflexion aussi pertinente qu’amusante sur ce qu’est être fille dans la France des années 60 jusqu’aux années 2000. Laurence («L’eau-rance»? s’indigne la grand-mère) naît en 1959 à Rouen d’un père médecin et d’une mère femme au foyer. Le roman s’ouvre sur sa venue au monde, sur le constat qui l’accompagne (« c’est une fille ») et tous les sous-entendus dont sont empreints ces quelques mots : « « C’est une fille » signifie d’abord « Ce n’est pas un garçon » ». Une déception donc – d’autant plus qu’elle a déjà une sœur, Claude. Celle du père principalement : lorsqu’on lui demande s’il a des enfants, ce dernier répond « Non, j’ai deux filles ». La structure narrative – trois parties et un épilogue – suit le parcours de Laurence, de sa naissance à sa renaissance, c’est-à-dire la fierté enfin trouvée d’être une fille. La première partie est consacrée à l’enfance, les deux suivantes à l’âge adulte ; l’une raconte la mort de son premier enfant, la dernière son retour à la vie avec la naissance de sa fille, Alice. Le premier chapitre, malgré son amertume sous-jacente, est jubilatoire tant l’autrice sait jouer avec les mots, les clichés, les représentations. Telle cette perle : « A propos de filles, il y a une chose bizarre. Tu es une fille, c’est entendu. Mais tu es aussi la fille de ton père. Et la fille de ta mère. Ton sexe et ton lien de parenté ne sont pas distincts. […] La fille est l’éternelle affiliée, la fille ne sort jamais de la famille. Le Dr Galliot, au contraire, a eu un garçon et il a eu un...
Mélodie de Vienne, Ernst Lothar
écrit par Marie-Odile Sauvajon
Paru d’abord en anglais en 1944, Mélodie de Vienne de l’autrichien Ernst Lothar est de la veine des grands romans européens. A la fois saga familiale et fresque historique, il nous plonge dans l’univers de la Mitteleuropa au cœur des bouleversements du XXème siècle. C’est l’histoire d’un immeuble viennois, comme l’indique le titre en allemand L’Ange au trombone – Roman d’une maison. Durant un demi-siècle, de 1888 à 1938, nous suivons la vie de la famille Alt, constructeurs de pianos, qui occupe cette demeure depuis trois générations. et, à travers elle, l’histoire de l’Autriche. Le destin du n°10 de la Seilerstätte à Vienne et de ses habitants se confond avec celui de l’Empire austro-hongrois finissant. Dans cette demeure cossue à trois étages, construite par leur ancêtre, la famille Alt s’enorgueillit de posséder un piano sur lequel a joué Mozart et maintient des traditions immuables. Plusieurs générations et plusieurs nationalités y cohabitent, image de l’empire dans sa diversité. Otto Eberhard, le frère ainé marié à la fille d’un baron du Tyrol, procureur rigide et hiératique, figure la continuité, figé dans le respect du passé et des conventions à l’image du vieil empereur François-Joseph. Franz, son cadet, plus faible et maladroit, a repris l’entreprise familiale. Franz crée la surprise quand, à l’âge de trente-six ans, il annonce ses fiançailles avec la belle Henriette Stein, dite Hetti, d’origine juive, et décide de construire un quatrième étage pour y habiter. Elégante et volage, la jeune femme qui a été la maitresse de l’archiduc Rodolphe avant le drame de Mayerling, incarne l’insouciance viennoise, « le luxe de la légèreté » : les promenades au Prater, les bals masqués, les toilettes venues de Paris, les courses, le tokay et le punch à l’aspérule. De leur union vont naitre trois enfants : Hans, Franziska,...