2666, Roberto Bolaño
Œuvre monumentale et dantesque, véritable expérience littéraire, 2666 est le grand roman de Roberto Bolaño, laissé inachevé par la mort de l’auteur. Le lecteur, fasciné, plonge tour à tour dans cinq récits aux tonalités fort différentes : roman de mœurs, policier, historique ou encore fantastique, l’œuvre embrasse toute la littérature, démontre sa vitalité et sa nécessité.
2666 peut effrayer par son volume (plus de 1300 pages), par l’idée d’une œuvre-somme peu accessible, et pourtant ce roman happe le lecteur. Hormis sa noirceur inhérente – jusqu’à l’insoutenable – il ne relève d’aucune gageure de lecture. L’écriture, fluide, colle aux personnages -tantôt familière, ordurière même, tantôt plus recherchée, mélancolique et poétique. Chacune des cinq parties s’attache à un ou plusieurs personnages, fait voyager dans le temps et l’espace, offrant un tableau sans concession du XXe siècle.
La première partie, «La partie des critiques», est la plus loufoque : elle s’attache à un cénacle d’universitaires spécialistes d’un auteur occulte – Benno von Archimboldi – qui entreprennent de se lancer sur ses traces. L’auteur semble prendre un malin plaisir à décrire le milieu universitaire et à en déconstruire la sacro-sainte image. Les colloques sont ainsi par exemple peuplés – ou plutôt dépeuplés – par « des garçons et des filles avec un doctorat encore chaud sous le bras et qui s’efforçaient, sans s’arrêter sur les moyens, d’imposer leur lecture particulière d’Archimboldi, comme des missionnaires disposés à imposer la foi en Dieu même si pour cela il s’avérait nécessaire de pactiser avec le diable […], des gens que la littérature n’intéressait pas autant que la critique littéraire […]». La comédie de mœurs ouvre avec légèreté le roman.
La seconde partie, «La partie d’Amalfitano», plus mélancolique, glisse peu à peu dans le fantastique. Père dévoué et universitaire désabusé vivant à Santa Teresa, Amalfitano semble contaminé par la ville et gagné par une forme de folie. Il entend des voix, ou encore suspend un manuel de géométrie à la corde à linge de son jardin. A sa fille, éberluée, qui l’interroge, il explique : « c’est une idée de Duchamp, laisser un manuel de géométrie suspendu en proie aux intempéries pour voir s’il apprend deux ou trois choses de la vie réelle.» La folie d’Amalfitano est liée aux «idées» ou «sensations» qui le traversent et offre une des meilleures clefs de lecture du roman de Bolaño : « Cela transformait la douleur des autres en la mémoire d’un seul. Cela transformait la douleur, qui est longue et naturelle et qui remporte toujours la victoire, en mémoire particulière, qui est humaine et brève et qui fausse toujours compagnie. Cela transformait un récit barbare d’injustices et d’abus, un hululement incohérent sans début ni fin, en une histoire bien structurée […]. Cela transformait la fuite en liberté, même si la liberté ne servait qu’à continuer à fuir. Cela transformait le chaos en ordre, même si c’était au prix de ce que l’on appelle communément le bon sens»
La troisième partie, «La partie de Fate», rend hommage aux romans afro-américains et fait sienne les dénonciations qui les sous-tendent. Fate, le personnage principal de ce récit, est un journaliste afro-américain de Détroit qui vient de rencontrer un des fondateurs des Black Panthers, Barry Seaman, double fictif de Bobby Seale. Le récit de leur échange permet à Roberto Bolaño une véritable leçon d’Histoire sur le combat mené par les Afro-Américains pour l’égalité et la liberté. La tonalité de l’oeuvre s’assombrit. Dépêché à Santa Teresa pour couvrir un combat de boxe, Fate est confronté au racisme ordinaire de sa profession. Il comprend rapidement qu’un autre sujet mériterait bien davantage un article : le nombre alarmant de féminicides dans cette ville frontalière du Mexique. Au racisme succèdent le machisme et les dérives du patriarcat : qui s’intéresse à ces meurtres? Le lecteur découvre au fil de sa lecture que Santa Teresa, «cette merde entre un cimetière oublié et une décharge d’ordures» agit comme un trou noir dans le roman : une ville vers laquelle chaque partie converge, ogre informe qui engloutit tout, et dans laquelle se perd le roman.
La quatrième partie, de loin la plus longue, «La partie des crimes», s’enlise à Santa Teresa, qu’elle prend pour sujet. Le récit liste et décrit les féminicides, jusqu’à l’écoeurement. L’auteur s’est inspiré d’un fait divers hors norme : dans la ville frontalière de Ciudad Juarez, au Mexique, sur plusieurs dizaines d’années, des milliers de femmes sont mortes assassinées, ou ont disparu. Ses recherches documentaires, étayées par les travaux du journaliste Sergio Gonzàles – auquel l’auteur rend hommage en faisant de lui un personnage de son roman -, donnent lieu dans cette partie à un compte rendu sinistre des femmes mortes entre 1993 et 1997. La lecture en est particulièrement éprouvante. Entre chaque macabre découverte, le récit s’attache à tel ou tel policier, ou à des journalistes. Les enquêtes piétinent, sont enterrées, ou des coupables tout trouvés sont arrêtés pour faire taire les premiers mouvements de vindicte populaire. Zone de non-droit, la ville frontalière est un véritable enfer sur terre, qui rassemble les criminels et les désespérés. Prisonnière du désert qui l’enserre comme «un poing de fer», Santa Teresa aspire tous les espoirs et les réduit à néant. Nul horizon pour ses habitants : «Vivre dans ce désert, […] c’est comme vivre en pleine mer. La frontière entre le Sonora et l’Arizona est un ensemble d’îles fantomatique ou enchantées. Les villes et les villages sont des navires. Le désert est une mer sans fin. C’est un endroit idéal pour les poissons, surtout pour les poissons qui vivent dans les fosses les plus profondes, pas pour les hommes.» La corruption y règne et toute forme de justice semble dévoyée. Le roman est une réponse à cette indifférence générale : il la dénonce et empêche que les victimes sombrent dans l’oubli.
«La partie d’Archimboldi», la dernière, raconte l’histoire du mystérieux écrivain adulé par les quatre critiques de la première partie. Elle offre une plongée dans l’histoire de la Prusse de la première moitié du XXe siècle, mais aussi une réflexion sur la littérature qui confère à l’oeuvre une dimension testamentaire : «Pourquoi une œuvre maîtresse a-t-elle besoin d’être occulte? Quelles forces étranges l’entraînent vers le secret et le mystère? » interroge ainsi un personnage.
Dans une note préliminaire, les héritiers de l’auteur justifient la parution de l’œuvre en un seul volume contre la volonté de Bolaño de les publier séparément. La lecture en aurait été assurément plus aisée, la manipulation d’un tel volume n’étant pas toujours des plus agréables. Néanmoins, une telle publication permet de faire ressortir les imbrications entre les parties, la construction maîtrisée de l’ensemble et autorise des allers-retours bienvenus dans ce livre colossal. Le livre refermé, toutes les questions n’ont pas trouvé de réponses, mais de multiples pistes ont été ouvertes et invitent à une relecture.
2666, Roberto Bolaño, traduit de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio France Camus-Pichon, Folio, 1359 pages