Amour, Michael Haneke

Amour est un très beau film sur l’intimité d’un couple octogénaire à l’épreuve de la déchéance physique et de la mort. Lorsqu’Anne est victime d’une attaque, sa vie et celle de son mari Georges – formidable Jean-Louis Trintignant – basculent. D’abord simplement diminuée physiquement, marquée par une lucidité sombre dissimulant une sourde terreur de la mort, Anne, après une seconde attaque, se mue en grabataire démente. Haneke nous force à pénétrer dans un quotidien exécrable et à répondre à ces terribles questions : comment accepter les cris, les excréments, les puanteurs ? Quelle place donner à tout cela et à l’immense chagrin occasionné par ce spectacle ? Que faire lorsque l’amour est mêlé au dégoût et à l’extrême usure nerveuse ? Questionnement terrible puisque désormais universel, tant mourir en usant le corps aux confins de la vieillesse devient une norme à laquelle la plupart d’entre nous seront confrontés.

En embarquant le spectateur dans l’intimité du couple, Haneke nous rend capables de comprendre véritablement la lutte quotidienne de Georges, et avec lui de tous ceux qui s’occupent avec opiniâtreté des mourants. Le réalisateur paraît opposer deux types de témoins. D’un côté il y a ceux qui comprennent ce quotidien pour l’avoir vécu, c’est-à-dire Georges et nous, spectateurs transformés en petite souris. De l’autre côté, il y a les proches du couple, témoins extérieurs, tels ce pianiste virtuose en visite ou leur fille Eva. Ceux-là sont victimes d’une vision parcellaire et fugitive de la situation, et leur jugement est difficilement supportable pour Georges. Eva, moralisatrice, cherche pathétiquement « une solution meilleure » qu’elle n’ose nommer, cependant qu’elle n’est tout simplement pas capable d’affronter cette difficile expérience de fin de vie. Cet authentique tabou, le couple s’y enferme, ou plutôt y est enfermé. Georges rend d’ailleurs concrète cette extrême réclusion, cette incapacité des vivants à faire face à la putréfaction de l’âme et du corps : lorsqu’Eva leur rend une visite impromptue, il verrouille la chambre de l’agonisante, dans un sentiment mêlé de honte et de volonté protectrice à l’égard de sa fille.

Le film est donc un huis-clos épuré, sans fioriture et sans pathos inutile. Le couple demeure seul face à la réalité corporelle. Les sens sont alors exacerbés, puisque tous deux observent avec anxiété la détérioration du corps d’Anne. Les impressions sensorielles sont ainsi soulignées, qu’il s’agisse de l’odeur pestilentielle de cadavre qui ouvre le film, du contact fréquent des mains des vieux amants ou de la sensation gustative, véritable fil rouge du film tant Haneke donne de l’importance aux scènes de repas. Encore, la magnifique et angoissante scène de la première attaque d’Anne est surlignée par l’ambiance oppressante d’un robinet d’eau laissé ouvert par Georges.

La dégénérescence d’Anne ramène donc les personnages à leur animalité, à leur corps, eux pourtant si spirituels, professeurs de musique, art immatériel par excellence. Ce terrible paradoxe rappelle de façon implacable la finitude du corps, la réalité de la mort et l’inutilité  des tentatives de s’y soustraire, notamment par l’art. Haneke semble ainsi nous signifier que nous sommes tous des cadavres en voie de putréfaction et que l’esprit n’existe pas.

S’il n’y a pas de métaphysique qui vaille, que reste-t-il donc à sauver ? Quel sens a la vie ? Là encore Haneke apporte une réponse, par la voix de Georges. A la fin, seul le sentiment subsiste. Le reste n’a pas d’importance, dit-il. Voilà qui résume ce film à soi seul. Amour est un film sur l’amour. Et l’on est touché lorsqu’il sourd de ce couple cet amour de toute une vie, désormais ténu, feutré mais d’une vive solidité. Avec Georges, on souffre de voir s’éteindre si sordidement l’être aimé.

Film d’amour sur la mort, Amour est aussi un film d’attente dans lequel on ne sait, toujours avec Georges, s’il faut craindre ou souhaiter le décès d’Anne. Le temps, véritable troisième personnage du film, est parfois long. L’image se fige sur ces nombreux instants d’attente, ces morceaux de temps pur investi par un passé heureux autant que par un futur tout à la fois macabre et attendu. Le spectateur est suspendu à la marche saccadée de Georges, dont le rôle devient celui d’un témoin, d’un introducteur de notre regard vers cette chose si commune mais tellement tue, cette expérience sensible du temps qu’est l’agonie d’une personne âgée.

Un grand film, donc, que cet Amour de Haneke, qui a su s’emparer d’un thème laissé pour compte, du fait de sa banalité et du dégoût qu’il fait saillir en nous,  en acceptant sa trivialité sans se départir de la puissance des sentiments qu’il suscite. Un tour de force.

 

Date de sortie : 24 octobre 2012

Réalisé par : Michael Haneke

Avec : Jean-Louis Trintignant, Emmanuelle Riva, Isabelle Huppert

Durée : 2h07

Pays de production : France, Allemagne, Autriche