Arcadie, Emmanuelle Bayamack-Tam
Notre coup de coeur en cette rentrée littéraire, Arcadie, le onzième roman d’Emmanuelle Bayamack-Tam, nous entraîne dans une communauté libertaire à travers le regard d’une adolescente. Eden ou secte, en tout cas miroir révélateur et voyage en utopie mené avec brio.
A Liberty House, zone blanche située quelque part dans le sud-est de la France, se retrouvent tous les exclus, les marginaux, les laissés pour compte de la modernité – malades, toxicos, obèses, nonagénaires… Autour d’Arcady, leur guide charismatique qui arbore en tatouage la devise latine « Omnia vincit Amor », ils cultivent leur jardin (bio, évidemment) et pratiquent l’amour libre. Farah, la narratrice adolescente, y est arrivée à l’âge de six ans avec sa mère souffrant d’électro- sensibilité, son père dyslexique passionné d’horticulture et sa grand-mère naturiste. Elle y a grandi sans contrainte, vivant une enfance heureuse entre les arbres et les livres, loin des Mac Do et des réseaux sociaux. Mais, à l’adolescence, son physique disgracieux se précise : loin d’embellir, la jeune fille se virilise et se pose alors, à l’heure des premiers désirs, la question de son identité sexuelle. A quatorze ans, elle rêve de défloration, tour à tour attirée par Arcady, figure paternelle qu’elle vénère depuis des années, puis par la jeune Maureen rencontrée hors de la communauté et enfin par Angossom, l’étranger à peine entrevu. Le récit a ainsi des airs d’adieu à l’enfance qui s’éloigne et que l’on enterre – comme les objets que les pensionnaires enfouissent dans la capsule temporelle pour les générations futures – « en cette fin d’été qui voit quatre d’entre nous battre pavillon vers les rives, sans charme ni mystère, de l’âge adulte. »Le temps, le lieu de l’innocence s’éloignent, remplacés par celui du désir ; le « nous » fait place au « je » ; l’ailleurs attire irrésistiblement au-delà de l’enceinte de la prison dorée.
Quand le migrant surgit, intrus dans cet univers paradisiaque, c’est sous les traits d’un éphèbe noir, sorte de Vendredi dont l’irruption perturbe le calme de la petite société autarcique : « Cette beauté est le commencement du terrible et la fin de l’innocence. »Cette rencontre bouleverse la jeune adolescente subjuguée par cette beauté fulgurante : « La splendeur de sa peau brune, la masse instable et crêpelée de ses cheveux, l’éclair d’argent à son poignet délié, sa bouche maussade et ses pommettes érythréennes. » Mais cette rencontre, parce qu’elle est révélatrice des préjugés et des égoïsmes, est pour la narratrice le moment de la désillusion : Liberty House, lieu de l’entière tolérance, se révèle être aussi le lieu de la fermeture sur soi et de l’exclusion : « A Liberty House, on a le droit d’être vieux, laid, malade, drogué, asocial, ou improductif, mais apparemment pas jeune, pauvre et noir. » Face à la question de la survie, de la faim, les préoccupations des pensionnaires de Liberty House apparaissent comme des problèmes de riches, bien dérisoires.
Si le titre du roman renvoie au mythe, à l’Eden pastoral décrit par Virgile et représenté par Poussin, l’argument s’inscrit bien dans le contemporain. Les problématiques modernes : la question du genre, l’urgence écologique, le végétarisme, le grand âge, et finalement les migrants, tout est là. Sans pour autant que le livre ne devienne démonstratif ou bien-pensant, grâce au style, à l’écriture fluide, alerte, inventive, truffée de citations cachées dans les titres des chapitres. Grâce aussi à l’invention de personnages attachants, cocasses et complexes : Arcady est-il un gourou abusif, un coach de vie ou un adulte aimant et protecteur? Emmanuelle Bayamack-Tam ne tranche pas car le livre aussi est un lieu de liberté.
Utopie, roman d’initiation, fable sociale? Arcadie est tout cela à la fois et surtout un grand plaisir de lecture.
Arcadie, Emmanuelle Bayamack-Tam, P.O.L., 2018, 434 pages.