Arrive Un Vagabond, Robert Goolrick
Le premier chapitre d’Arrive Un Vagabond donne le ton : en affirmant la véracité des faits en dépit de l’ambivalence du souvenir, le narrateur inscrit le roman dans le cadre de la tradition romanesque la plus éculée. Le récit de Robert Goolrick ne joue pas la carte de la subversion, loin s’en faut. Pourtant, ce classicisme fait du bien : porté par un je-m’en-foutisme salvateur, le romancier ne se prive de rien et nous offre un roman d’amour délicieux. A l’heure où l’on mesure les œuvres à leur degré d’ironie, Arrive Un Vagabond est une belle surprise.
La trame du roman est très convenue : voici la sempiternelle histoire de l’étranger débarqué par hasard dans une petite ville aux mœurs étriquées, comme il en existe tant d’autres aux Etats-Unis après la Seconde Guerre mondiale. Une ville avec son épicerie générale, son boucher, un coiffeur, une banque ; une ville dans laquelle les gens ont pour projet de vivre paisiblement, de mourir et de monter au paradis l’heure venue. Obnubilés par le salut, ils tiennent les péchés à distance et conservent une certaine rigueur morale. Mais survient le vagabond, avec ses deux valises, l’une remplie de couteaux de boucher, l’autre d’une importante somme d’argent. Charlie Beale, dont le charme le dispute à la bonhomie, séduit peu à peu les habitants de Brownsburg. L’adoption est presque signée quand se produit le drame : Charlie Beale s’éprend de Susan Glass, petite poupée de dix-sept ans, blonde et aguicheuse, mariée à un riche propriétaire, insupportable barbon qui fait régner la terreur sur sa femme et sur la communauté. De cette union naîtra le sublime et l’horreur.
La passion entre les deux personnages naît comme une évidence. La description du coup de foudre est tellement stéréotypée qu’on se croirait dans un pastiche d’un roman du XIXème siècle. On y retrouve presque mot pour mot l’une des premières phrases de l’Education Sentimentale : « Elle sortit à son tour, une apparition ». (Mais Goolrick souhaite-t-il introduire une telle distance ironique ? Sans doute pas…) La scène est soutenue par une sorte de voix off qui dramatise l’ensemble en introduisant une pause narrative explicite : « Tout s’arrête et quelque chose d’inexplicable débute ». Les procédés sont bien lourds, et pourtant, cela fonctionne : le lecteur est emporté par un tel souffle romanesque qu’il en oublie bien vite ses réticences initiales. Le voilà frémissant aux portes du drame, en empathie complète avec le personnage de Charlie, ce parangon de pureté et d’abnégation, que la communauté est tenue d’exclure pour préserver ses fragiles fondations.
On l’aura compris, Robert Goolrick ne sublime pas la banalité de cette histoire par l’originalité de ses procédés romanesques : il y parvient grâce à une sorte de puissance du verbe qui rappelle les plus grands conteurs. Sa naïveté est celle de tous les récits primitifs : le conte ne supporte pas l’ironie, au risque d’ébranler toutes les certitudes. Comme Goolrick l’affirme lui-même au cœur du récit, Arrive un vagabond est « un conte en forme d’avertissement, transmis de père en fils, et de mère en fille l’année où l’adolescente commence à rêver d’amour, celui qu’on voit sur l’écran papillotant du cinéma ».
Robert Goolrick, Arrive un vagabond, éd. Anne Carrière, 2013, 320 pages.
Publié en poche chez Pocket.