Article 353 du Code Pénal, Tanguy Viel
Construit, dense et efficace, Article 353 du Code pénal, le dernier roman de Tanguy Viel, est une réussite. Il tient du roman social, du policier et fait entendre, entre confession, dialogue et plaidoyer, un ouvrier licencié, un homme floué dans la France des années 1990.
Devant le juge d’instruction, Martial Kermeur, que l’on vient d’arrêter pour homicide, s’explique. Pour répondre à la question de ce dernier – «Bon sang, Kermeur, mais qu’est-ce qui vous a pris?» – il lui faut revenir sur les six années précédentes. Depuis le jour où Antoine Lazenec, l’homme providentiel, a débarqué en Porsche dans ce coin du Finistère sinistré par la fermeture de l’arsenal. Lisse et souriant, le promoteur achète le château et les deux hectares du parc avec vue sur la rade dans le but de transformer le bourg endormi en «station balnéaire». Habile manipulateur, il séduit et fait rêver en parlant avenir, investissement et rendement. Le maire lui-même est conquis et Martial Kermeur, l’ancien ouvrier spécialisé de l’arsenal, le socialiste de 1981, investit tout son argent – les 400 000 francs de l’indemnité de licenciement – dans ce projet immobilier. Et puis un jour, après six ans d’attente et de désillusion, lorsqu’il comprend qu’ils ont été bernés, qu’autour de lui des vies ont été brisées, Martial Kermeur pousse Lazenec dans l’eau froide à cinq milles des côtes parce qu’ «un type comme ça, monsieur le juge, un type comme ça, j’ai compris depuis: si ce n’est pas vous qui le faites disparaître, il ne disparaitra jamais. Il reviendra. Toujours.»
Un dossier parmi beaucoup d’autres, «une vulgaire histoire d’escroquerie… rien de plus» comme le dit Kermeur au juge? Mais si l’on prend le temps d’écouter, de retracer l’enchaînement des événements depuis le début, le fait divers devient un destin. «Ce soir-là, j’ai eu le sentiment que tout s’enveloppait d’un seul et lent mouvement, comme un tissu très serré dont on ne verrait plus les mailles, à cause de la façon dont ses paroles ont fini par sédimenter comme des alluvions au fond d’un fleuve. Alors il n’y avait aucune place pour le hasard». Le destin d’un homme emblématique des années 1990, de ce temps de l’explosion du tourisme et des scandales immobiliers, de la désindustrialisation et des licenciements, du surendettement des communes et de la fin du mitterrandisme. Face à lui, Antoine Lazenec, l’homme d’affaires louche, l’escroc manipulateur qui «hypnotise un village entier» a des airs de Bernard Tapie et de Christophe Rocancourt; et le maire Martial Le Goff, qui a perdu ses idéaux et pris quelques kilos, évoque les notables usés par le pouvoir.
Mais parce que le narrateur, simple témoin, s’efface derrière les personnages, ceux-ci gardent toujours leur part de complexité et de mystère. Martial Kermeur, c’est un taiseux qui prend la parole, qui soulève peu à peu la brume qui recouvre son histoire, qui analyse a posteriori; c’est aussi un père empli de remords qui regrette le silence qu’il a laissé s’installer entre son fils et lui; un homme entre honte et colère. Antoine Lazenec lui-même n’est pas dépourvu d’ambiguïté «parce que le problème, c’est que même un gars mauvais, même la pire des crapules, il y a des moments où elle n’est pas une crapule, des moments où elle ne pense pas à mal.»
Par sa prose fluide, marquée de traits d’oralité, ponctuée de métaphores étonnantes et de digressions inattendues «comme une rivière sauvage qui sort parfois de son lit», l’écrivain fait entendre la voix de Martial Kermeur, ce Breton qui aime la pêche, le vent du large et le whisky. Même si le roman s’ouvre sur le meurtre, le suspens est présent jusqu’à la dernière page: la question est de comprendre comment Martial Kermeur en est arrivé là, par quel enchaînement mécanique des faits. L’interrogation plane aussi sur la nature du délit qui a conduit Erwan, le fils de Martial, en prison, par désir de venger son père. Et sur la décision finale du juge.
Trouvant un sujet qui donne forme et force à son livre et l’ancre dans la réalité, Tanguy Viel, qui nous avait jusqu’alors habitués à des lectures agréables mais légères, à de brillants pastiches, signe avec Article 353 du Code pénal le meilleur de ses romans.
Article 353 du Code pénal, Tanguy Viel, Les Editions de Minuit, 2017,173 pages.