Au bord des fleuves qui vont, A. Lobo Antunes
Dans son dernier livre traduit en français, le grand romancier portugais poursuit sa recherche du temps perdu en convoquant tous les fantômes du passé au chevet d’un mourant. La magie de sa phrase opère et nous sommes plongés dans le labyrinthe de la mémoire. Une lecture déroutante et captivante.
Il est des livres que l’on dévore, d’autres que l’on picore, d’autres enfin qui vous entraînent dans leur univers dès la première ligne. C’est le cas du roman d’Antonio Lobo Antunes, d’une lecture certes exigeante mais facilitée par sa brièveté inhabituelle et son découpage chronologique. L’histoire paraît simple, la narration structurée : opéré d’un cancer, un homme passe quinze jours à l’hôpital de Lisbonne, chaque jour étant évoqué en un chapitre daté. Quinze jours, quinze chapitres, quinze phrases. Et pourtant, rien n’est linéaire, ni la phrase, ni le récit. Dès la première ligne, nous nous échappons du huis clos et nous partons à la dérive : « De la fenêtre de l’hôpital à Lisbonne, ce n’était pas les gens qui entraient ni les voitures entre les arbres ni une ambulance qu’il voyait, c’était… Nous ne sommes plus au mois de mars à Lisbonne au chevet d’un homme malade, nous sommes aux sources du Mondego, dans la maison des étés, dans les odeurs de l’enfance, dans la récapitulation de toute une vie : « sa vie pleine de passés sans qu’il sache lequel d’entre eux était authentique, des réminiscences qui se superposaient, des souvenirs contradictoires, des images qu’il ne reconnaissait pas… » On pense à Apollinaire : « Mon beau navire ô ma mémoire/ Avons-nous assez navigué » et l’on est embarqués Au bord des fleuves qui vont.
Dans l’entre-deux de la maladie et de l’anesthésie, les temps, les lieux et les personnages se répondent. Passé et présent se mêlent en un temps continu, selon cette conception d’un temps « élastique » que l’auteur dit avoir découvert en Afrique. L’identité devient floue et les voix multiples (parfois même au sein de la même phrase au risque de désarçonner le lecteur): voix de l’homme mûr et de celui qu’il fut enfant Antonio/Antoninho, du père et du grand-père, de l’infirmier et de Dona Irene…. comme autant de strates superposées et entrecroisées, voix des vivants et des disparus et même voix des choses. Plus encore que dans La mort de Carlos Gardel où l’auteur faisait se succéder au chevet d’un jeune drogué agonisant les voix de ses proches, celles-ci se superposent et s’entrechoquent ici et surgissent de la mémoire même du gisant. Le sujet s’estompe dans ce moment de la perte de soi : « Quelqu’un est mort à l’hôpital, lui ou un autre ». La première personne s’efface devant la troisième : « et moi au deuxième rang le huitième à partir de la droite, on le reconnaissait à son tablier » car, à la différence des chroniques, le roman, bien que nourri de l’expérience personnelle, s’échappe de l’autobiographique et touche à l’universel.
Et si l’on s’égare parfois dans les méandres de la phrase et des souvenirs, on se laisse envoûter par cette prose sinueuse rythmée de leitmotive, par ces enchaînements de métaphores percutantes dont l’auteur a le secret : « l’oiseau de sa peur sans branche où poser tremblotantes les lèvres de ses ailes, la bogue d’un châtaignier auparavant à l’entrée du jardin et aujourd’hui au-dedans de lui que le médecin appelait cancer ». Dans ce long monologue intérieur les pensées, les sensations se succèdent avec la rapidité des associations d’idées dans un style elliptique qui se joue de la syntaxe et supprime les auxiliaires inutiles : « alors j’ai compris combien le Mondego une mélancolie laborieuse luttant pour s’exprimer, ils appellent ça un fleuve et sur ces rives nous cheminons avec l’espoir que ce soit en direction de la mer quand la mer inexistante, des pins, l’envie de faire connaissance de dona Lurdes »
Par cette écriture du ressassement qui dit l’impossibilité de fixer le temps et le moi, le romancier fait encore une fois la preuve de la puissance de sa langue et de ses images. Il y a du Proust et du Virginia Woolf chez Lobo Antunes.
Au bord des fleuves qui vont, A. Lobo Antunes, éd. Christian Bourgois, 2015, 252 pages