Ada Ribstein – Les heures perdues http://www.lesheuresperdues.fr site de critique culturelle Sat, 13 Aug 2016 11:23:11 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=4.4.4 Malentendus – L’enfant inexact, E. Massé http://www.lesheuresperdues.fr/malentendus-lenfant-inexact-mise-scene-eric-masse/ http://www.lesheuresperdues.fr/malentendus-lenfant-inexact-mise-scene-eric-masse/#respond Sun, 20 Mar 2016 16:22:47 +0000 http://www.lesheuresperdues.fr/?p=2401

Le metteur en scène Eric Massé offre une très belle adaptation théâtrale du roman Malentendus de Bertrand Leclair, qui retrace la révolte familiale d’un jeune homme sourd dans les années 1980. Le spectacle, bilingue (Langue des Signes Française / Français), prolonge la pièce Héritages, du même auteur, et s’inscrit dans le cycle de créations et performances […]

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Le metteur en scène Eric Massé offre une très belle adaptation théâtrale du roman Malentendus de Bertrand Leclair, qui retrace la révolte familiale d’un jeune homme sourd dans les années 1980. Le spectacle, bilingue (Langue des Signes Française / Français), prolonge la pièce Héritages, du même auteur, et s’inscrit dans le cycle de créations et performances UltraSenSibles, parcours autour du handicap et de la sensorialité.

Le rideau se lève sur les retrouvailles d’une fratrie dans la maison bourgeoise de l’enfance, pour régler des questions de succession. La mère vient de mourir. Triste occasion de se réunir, depuis plus de vingt ans que le cadet, Julien, est en rupture de ban. Il n’est même pas venu enterrer son père, il y a longtemps ; n’a pas offert à sa mère l’ultime réconfort de le revoir. Joie des retrouvailles pour la sœur, rancœur palpable du frère aîné, crispation de Julien. L’équation est compliquée par la présence d’une inconnue : une amie interprète, imposée par Julien. Pourquoi ? Parce que Julien est sourd. Oui, depuis sa naissance… mais autrefois on communiquait bien directement, face à face, par la lecture sur les lèvres et l’articulation, non ? Alors pourquoi ramener une intruse, dans un moment pareil, pour traduire les échanges, comme si on n’était plus capables de se parler, hein ? L’interprète s’interpose pour mieux suivre, corps étranger dans cet organisme familial disloqué, et traduit les cris des questions, les signes nerveux des réponses, révélateur des « malentendus » de cette pièce qui s’annonce d’emblée comme une tragédie du langage à la Ionesco.

La langue est en effet au cœur de cette pièce bilingue, qui retrace à travers le parcours fictif de Julien Laporte l’histoire violente et méconnue de la Langue des Signes Française. Comme le roman qu’il adapte à la scène, Eric Massé assume pleinement cette démarche didactique. Dans les années 60, Julien Laporte naît sourd dans une famille d’entendants – situation  fréquente qui installe une fracture dans la famille, puisque l’héritage linguistique ne va pas de soi, l’enfant n’ayant pas accès à la langue maternelle. Ce handicap, le père le refuse : Yves Laporte est un riche entrepreneur autoritaire et volontariste qui règne en maître sur son imprimerie et sur sa famille, il n’a pas l’habitude que les choses lui résistent. Quand tombe le diagnostic de la surdité de son fils cadet, il refuse de s’apitoyer comme sa femme sur le chant des oiseaux qu’il n’entendra jamais, mais décide que Julien parlera coûte que coûte. Il  prend ce croche-pied du destin comme un défi, déterminé à ne s’épargner ni effort ni dépense, à l’instar de Alexander Graham Bell – l’inventeur des appareils auditifs et incidemment… du téléphone, qui a consacré sa vie à faire entendre et parler les sourds, et dont le portrait trône parmi ceux des ancêtres de la famille Laporte. Tout geste est alors proscrit à la maison, et la mère accusée de sabotage lorsqu’elle dérape, naturellement portée vers une communication intuitive avec son fils. Loin des instituts spécialisés où il risquerait d’être perverti par la fréquentation d’autres sourds, l’enfance de Julien est ainsi marquée par l’incessant défilé d’orthophonistes à domicile (« poivvvre, pas poire »), de laborieux exercices de diction auprès des commerçantes du quartier qui s’efforcent de réprimer leur dégoût et de comprendre la voix métallique, d’humiliations (comment aborder cette fille sans lui faire peur?), d’angoisses (est-ce qu’il existe des adultes sourds, maman, ou est-ce que je vais mourir avant de grandir?). Le refuge solitaire de sa cabane, où sa sœur Françoise est seule admise pour découvrir ses dessins et où, face au miroir, il s’invente une langue en images, lui permet de tenir un temps. Jusqu’au jour où, asphyxié par cette vie, il fuit (« se sauve », dit la note d’intention) à Paris où il va rencontrer d’autres sourds, la langue des signes, et renaître. De cette nouvelle vie on ne saura rien que ce qu’il en raconte laconiquement à sa mère dans les quelques lettres qu’il lui envoie au début. Cette histoire d’émancipation est celle de toute la communauté sourde française, brimée par un siècle d’oralisme et « réveillée » dans les années 80 pour revendiquer le droit de parler avec les mains. Histoire poignante et passionnante, parfois burlesque dans ses excès, d’un eugénisme culturel.

Mais au-delà du handicap, la force de ce drame, c’est qu’il révèle les pressions familiales et sociales que subit un enfant, quel qu’il soit. C’est ce qu’indique déjà le sous-titre, rajouté par Eric Massé à celui du roman, et qui oriente la pièce vers cette lecture : l’« enfant inexact » est celui que nous sommes tous, évalués en fonction de notre degré d’adéquation aux projections plus ou moins abouties ou plus ou moins conscientes de nos parents, aux prescriptions plus ou moins normatives de notre environnement social. D’où la belle tirade du frère aîné jaloux, brillant mais éclipsé par le handicap du cadet, au centre de toutes les attentions : lui non plus n’a pas su trouver sa place. D’où celle, pathétique, de la vieille mère sur son lit de mort, rongée par la culpabilité d’avoir pavé l’enfer de ses bonnes intentions.

Et puis la pièce, c’est surtout une mise en scène remarquable : manipuler ces différents espaces-temps et ces deux langues pendant 1h30 sans que ce soit artificiel, lourd, sinon inintelligible, c’était une gageure théâtrale. Eric Massé se sort avec virtuosité de ces contraintes techniques qu’il tourne en idées créatives : le dispositif scénique d’abord, très mobile, constitué d’un mur de trois grands panneaux-écrans coulissants qui avancent et reculent au gré des scènes, supports de projections ou d’ombres chinoises, permettant un va-et-vient du présent au passé, jusqu’aux scènes imaginaires des dessins du fils en quête d’évasion ou des fantasmes du père qui se voit déjà en star de l’oralisme sur un plateau télé…

Le jeu, ensuite : quatre comédiens, parlants, signants, sourd et entendants, incarnent non seulement le même rôle à différentes époques, mais se métamorphosent sans cesse à la faveur d’un changement de coiffure ou de costume, pour peupler la scène de tous les autres personnages. La sœur devient la mère, le frère devient le père… mais aussi l’épicière, l’orthophoniste, et même un narrateur épisodique. Tout prend corps dans cette scénographie très visuelle. Ainsi la scène inaugurale où les chaises qu’occupaient le quatuor d’adultes, promptement renversées au sol, deviennent les barreaux d’un lit d’enfant où Julien nourrisson, en caleçon blanc, tend les bras à sa mère.

En ce qui concerne la co-présence des deux langues, enfin, on remarque bien parfois ces fatals décalages qui cassent un peu l’illusion théâtrale, quand la porte a déjà claqué alors que la traduction n’est pas achevée… Mais les stratégies sont d’une telle variété que la plupart du temps le spectateur n’y voit que du feu : il y a bien sûr le personnage de l’interprète, dont la présence sur scène est justifiée par l’histoire, ou alors c’est une voix qui double le signe, parfois au contraire apparaît la traduction de la voix en sous-titrage écrit, ou la vidéo d’un comédien qui signe simultanément… Et même, Eric Massé, loin de se contenter de masquer le bricolage, tire parti de ces deux langues qui se superposent et jouent ensemble, amenant relief et énergie aux mots du roman ; et bien souvent, le spectateur découvre la force expressive du signe, si propice au théâtre : par exemple, cette haine du père qui étreint douloureusement le ventre, le possède et le tord en remontant par la bouche d’où elle éructe sous nos yeux comme un monstre silencieux.

Malentendus – l ‘enfant inexact, d’après le roman Malentendus de Bertrand Leclair  (2013, éditions Actes Sud), adaptation et mise en scène Eric Massé, La compagnie des Lumas. 

L’étape de création de la pièce s’achève cet hiver 2016. Elle sera cependant jouée sur des scènes nationales à la saison 2016-2017. D’autres occasions cependant de voir des formes originales au croisement des deux langues : le festival  de créations bilingues Regards d’Avril, du 30 mars au 9 avril 2016, au Nouveau Théâtre du 8e à Lyon.

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Rien, Emmanuel Venet http://www.lesheuresperdues.fr/rien-emmanuel-venet/ http://www.lesheuresperdues.fr/rien-emmanuel-venet/#respond Wed, 27 Nov 2013 17:24:51 +0000 http://www.lesheuresperdues.fr/?p=748 piiiiiano

« L’énigme d’une vie ratée » : voici la formule qu’utilisait Emmanuel Venet, psychiatre lyonnais, pour évoquer le destin de Gaston Ferdière, poète méconnu et médecin réprouvé d’Antonin Artaud qui faisait l’objet de son précédent opuscule (Ferdière, psychiatre d’Antonin Artaud, 2006). C’est le portrait d’un autre anti-héros, fictif cette fois, que propose Rien, premier vrai roman de […]

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« L’énigme d’une vie ratée » : voici la formule qu’utilisait Emmanuel Venet, psychiatre lyonnais, pour évoquer le destin de Gaston Ferdière, poète méconnu et médecin réprouvé d’Antonin Artaud qui faisait l’objet de son précédent opuscule (Ferdière, psychiatre d’Antonin Artaud, 2006).

C’est le portrait d’un autre anti-héros, fictif cette fois, que propose Rien, premier vrai roman de Venet : ce portrait, c’est celui de Jean-Germain Gaucher, compositeur de troisième ordre à la Belle Epoque, qui a fini ruiné, alcoolique et écrasé par son demi-queue Pleyel dans sa cage d’escalier. Ou plutôt, ce sont deux existences ratées qui se superposent dans le livre : la vie de Gaucher se déroule en effet à la faveur d’un monologue intérieur du narrateur, qui lui a consacré la totalité de ses recherches en musicologie et à qui il a fini par s’identifier au point d' »hypothéquer son identité ». Comme le compositeur à qui il a consacré sa vie, l’universitaire n’a pas eu de carrière prestigieuse – et pour cause. Ce glissement entre les deux personnages se fait dès les premières pages : en effet, si le narrateur a emmené sa compagne Agnès à l’hôtel Negresco à Nice, c’est moins pour célébrer les 20 ans de leur rencontre dans une tentative de raviver la flamme que pour suivre inexorablement la trace de Gaucher, qui y avait séjourné avec sa maîtresse.

Ce début de roman est ainsi habilement programmatique : en avouant au lecteur les raisons de ce faux voyage en amoureux, qui n’est en fait qu’un prétexte à son pélerinage personnel,  le narrateur met d’emblée en avant le thème essentiel de la désillusion amoureuse. Venet lève le voile sur la « fiction de l’amour », qu’entament les petites et les grandes trahisons, l’érosion du temps et l’enlisement de la vie conjugale. Le narrateur, qui raconte les vicissitudes amoureuses de Gaucher avant d’en tirer, amer, ses propres conclusions sur l’échec de son couple, dérape vers la franche noirceur en livrant un couplet féroce sur les hommes en général : il fustige, moins en moraliste qu’en misanthrope, les travers de ses contemporains, cette « tribu d’Occidentaux suralimentés, addictifs et moutonniers ». Les dernières pages évoquent même la « tentation du désespoir » contre laquelle l’amour, démystifié, n’offre plus de rempart, et à quoi l’on n’échappe que par « un sobre exercice de déni » de la réalité du monde.

L’auteur assume donc une dimension très sombre, qui affleure en fait tout au long du roman à travers la question du suicide. Jean-Germain Gaucher s’est-il volontairement mis sur la trajectoire du piano, lors de ce déménagement fatal de novembre 1924? Rien n’interdit de le croire, même si sa veuve, pas tellement éplorée, a réussi à obtenir de la police que soit officialisée la thèse de l’accident pour s’épargner la honte et pour faire jouer les assurances. Derrière l’anecdote, relayée par une querelle universitaire entre le narrateur et l’un de ses collègues, Venet aborde un problème philosophique intéressant, qu’il survole pour éviter l’appesantissement théorique.

Car, il est grand temps de le préciser, Rien est aussi un livre très drôle : l’humour noir de cette mort digne des cartoons les plus cocasses donne le ton! A chaque page de la biographie de ce compositeur au nom improbable (et sans doute symbolique de ses choix de vie… maladroits), on savoure la dérision du narrateur qui se plaît à raconter les mésaventures de son sujet comme autant de gags : ainsi, l’embauche de Jean-Germain, étudiant en droit défroqué, à la « Pagode enchantée », petit théâtre asiatisant au coeur de Pigalle qui se transformera peu à peu en bordel pour échapper à la faillite, ou, encore son mariage catastrophique avec Marie-Louise, « Madame Légale », transformée par la vie conjugale en mégère mal apprivoisée… Même les traits les plus sévères de la satire finale sont allégés par une réjouissante ironie.

On est ici proches de la façon de Desproges, à qui l’on pense aussi pour le style, ciselé, très écrit : le choix du lexique est souvent soutenu, voire précieux (Marie-Louise paraît un modèle de vénusté, une oréade), les écarts populaires volontiers archaïsants (Jean-Germain s’arsouille en fréquentant des michetonneuses et godaille en s’offrant une mufflée), sans compter le vocabulaire musical spécialisé (il répète des anatoles et joue des cavatines ostinato). Ce travail stylistique, qui oblige le lecteur vexé à recourir au dictionnaire, donne au roman un côté parfois presque scolaire, mais il faut avouer qu’il sied parfaitement au charme suranné de ce tournant de siècle dans lequel nous sommes plongés.

Ce qui semble plus artificiel, c’est la structure narrative. La phrase d’ouverture est une question d’Agnès posée au narrateur sur le lit de la chambre d’hôtel où reposent leurs corps parallèles après une étreinte sans ardeur : « A quoi penses-tu? ». A cette question « qu’on dirait tirée d’un mauvais film » – auquel ne manque pas même l’incontournable volute de fumée de cigarette – le narrateur ne répond pas tout de suite. En fait, tout le monologue intérieur que constitue le roman, déroulé dans une coulée fluide sans chapitre ni paragraphe, tient dans la poignée de secondes qui sépare la question de la réponse, à la clôture du livre, dans une formidable dilatation temporelle : « A rien ». La pointe qu’aurait pu constituer cet énième mensonge amoureux est un peu gâchée par l’effet de chute raté : la réponse est trop attendue, et le choix du titre apparaît rétrospectivement comme une facilité – même s’il fait aussi écho au nihilisme du narrateur.

De ce roman très réussi qui pose la question de la possibilité de faire oeuvre, on retiendra  la mise en abyme de ces destins de créateurs déchus qu’on ne peut s’empêcher de lire comme une (fausse?) modestie de l’auteur lui-même : « de toute évidence le vieux lion parlait de lui et demandait à mots couverts que la postérité n’oublie pas l’oeuvre de petit maître qu’il s’apprêtait à lui laisser ».

Au moment où paraît cet article, on apprend que la prestigieuse manufacture Pleyel, prise à la gorge par la concurrence asiatique, vient d’annoncer sa fermeture prochaine. C’est, avec ce patrimoine, tout un monde qui disparaît, un siècle après Jean-Germain Gaucher. Que Venet ne pousse pas l’identification jusqu’à se jeter sous un piano néanmoins : on attend son prochain livre avec intérêt.

Emmanuel Venet, Rien, éd. Verdier, 2013, 120 pages

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