Hippocrate est un exemple de cinéma populaire efficace: une immersion très réussie dans le monde de l’hôpital qui évite l’écueil de la leçon de choses. Une mise en scène inspirée et surtout un excellent duo d’acteurs. Hippocrate, c’est un peu le Polisse de l’hôpital : l’immersion d’un novice est le prétexte à un portrait fidèle d’une profession et d’une institution. Caméra à l’épaule, on suit le trajet de Benjamin, jeune interne fraîchement débarqué, de la lingerie où il retire sa blouse tachée (mais pas de panique, « de taches propres ») à son transfert dans un autre service. Thomas Lilti livre la chronique de ces quelques semaines et trouve presque toujours le ton juste, distillant les émotions avec délicatesse. Le spectateur passe un excellent moment, porté par un rythme parfait et une réalisation très solide, en témoigne le superbe plan-séquence qui suit le trajet des déchets jusqu’à leur évacuation en panache par la cheminée de l’hôpital. Hippocrate évite les poncifs de la série médicale US, sans quoi le film ne présenterait guère d’intérêt : ici pas d’opération spectaculaire, de sauvetage in extremis à la faveur d’une idée de génie, encore moins d’intrigue amoureuse entre médecin et infirmière. Le corps est savamment mis en lumière et on le suit toujours de près : corps fatigués des internes, corps abîmés des soignés ou corps déjantés de ceux qui noient la difficulté du métier dans les excès. Le spectateur est immergé dans le monde de l’hôpital, mais encore plus dans celui, clos et bleuté, de ceux qui y vivent. Dans cet univers-là, une main d’interne caressant la main fatiguée d’une vieille dame mourante devient bien plus héroïque qu’un acte clinique. Le film est farouchement réaliste, voire naturaliste, tant cette notion de corporalité est importante : la saleté, le sang, les fluides, la merde… et...
En Mer, Toine Heijmans
écrit par M.A. Gauthier et M. Devers
Il est heureux. Après trois mois seul en mer à bord d’un petit voilier, Donald retrouve sa fille de huit ans pour la dernière étape de son périple. Maria le rejoint sur la côte danoise, et ensemble, ils font voile vers le port d’Harlingen, aux Pays-Bas, où les attend la mère de l’enfant. Deux jours de mer a priori sans risque, l’occasion de vivre une expérience entre père et fille et de raffermir les liens. Mais voilà, le ciel s’assombrit et l’orage menace. Donald n’en finit pas de tout contrôler – cartes, météo, boussoles, voiles –, surtout ne rien laisser au hasard, c’est une question de survie. Pourtant, au cœur de la tempête, Maria disparaît. Toine Heijmans expédie ce nœud essentiel dès les premières pages du roman, puis engage le récit rétrospectif des faits qui ont précédé l’accident. Il ménage à cette occasion une montée en tension impeccable, implacable, qui interroge les circonstances du drame : comment cela a-t-il pu se produire ? Qu’est-il vraiment arrivé ? On comprend bien vite que le narrateur est éreinté, à bout de nerfs, et que son témoignage n’est peut-être pas très fiable. La tension grandit au fur et à mesure que l’on fait connaissance avec ce personnage déboussolé, irresponsable, parfois même irrationnel. Le lecteur connaît l’issue, il aimerait bousculer Donald, le faire réagir, mais celui-ci s’enferre, tel une souris blessée qui, à grands coups d’indécisions, de revirements, de trajets incohérents, de fausses pistes, tenterait vainement d’échapper au chat. L’auteur sème lui-même des avertissements, dont Donald évite soigneusement de tenir compte. Comme ce pêcheur ivre qu’il compare pourtant au clochard qui, dans Moby Dick d’Herman Melville, conseille à Ismaël de ne pas monter dans la baleinière. « Only God Knows » (« Dieu seul le sait ») répond le pêcheur quand Donald le questionne...
Suzanne, Katell Quillévéré
écrit par M.A. Gauthier et M. Devers
Suzanne a toujours fait ce qu’elle a voulu. Suzanne, à l’école, manque un repas parce qu’ « elle s’amuse bien avec les grands ». Suzanne, adolescente, garde le bébé parce qu’ « elle en a envie ». Suzanne, jeune adulte, abandonne l’enfant parce qu’elle aime. Itinéraire d’une enfant gâtée, pourrait-on dire, mais rien n’est moins sûr. Le personnage est suffisamment complexe pour éviter les jugements manichéens. La jeune fille est à la fois odieuse et sublime, misérable et grandiose. Suzanne a suffisamment de mystère et de force pour s’attacher le spectateur. Le voilà qui cherche à comprendre, à la dédouaner de ses fautes, à pardonner même s’il s’offusque. Le film de Katell Quillévéré raconte de manière linéaire la vie de Suzanne, jeune fille née dans un milieu populaire, de l’enfance à l’âge adulte. La mère est décédée ; le père, routier souvent absent, tente de combler tous ces vides. Il y parviendrait presque ; en témoignent les premières séquences du film qui se placent sous le signe de la gaieté et de l’allégresse. Le drame commence avec la rencontre de Julien, voyou rompu aux trafics en tout genre. Le cœur de Suzanne s’emballe, et voilà toute sa vie qui déraille : passion tumultueuse, dérapages violents, séjours en prison, cavale… Si la structure linéaire du film rappelle les récits de formation, la dynamique est ici enrayée : Suzanne n’apprend rien de ses errances, elle ne cesse de gâcher sa vie et celle de son entourage ; elle retourne immanquablement à la boue, engluée dans un terrible processus d’autodestruction. Il aurait été facile de verser dans le psychologisme de bas étage, mais la réalisatrice n’interprète pas ce trop grand besoin d’amour. Au contraire, elle ne cesse de décentrer le propos : Suzanne est moins le récit d’un destin individuel que le portrait de ceux qui l’aiment, l’entourent...