Vous n’emportez que des policiers dans vos valises d’été? Qu’à cela ne tienne, vous pouvez conjuguer cette passion estivale avec la découverte d’un grand classique de la littérature russe du XIXème : Crime et châtiment. Non seulement vous y retrouverez tous les ingrédients nécessaires à vos plaisirs de lecture (un meurtre, une hache, un juge […]
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]]>Vous n’emportez que des policiers dans vos valises d’été? Qu’à cela ne tienne, vous pouvez conjuguer cette passion estivale avec la découverte d’un grand classique de la littérature russe du XIXème : Crime et châtiment. Non seulement vous y retrouverez tous les ingrédients nécessaires à vos plaisirs de lecture (un meurtre, une hache, un juge d’instruction malin et sinueux…) mais vous apprécierez certainement la surprise que vous réserve Dostoïevski en vous faisant suivre de bout en bout le point de vue de l’assassin!
Petit détour donc par un succès de l’année 1866. Fédor Dostoïevski, criblé de dettes (il est joueur…) et très affecté par plusieurs décès consécutifs, reprend à bras le corps l’idée déjà ancienne d’une « confession de criminel » dans une Petersburg étouffante et misérable. Naît alors le célébrissime Raskolnikov, étymologiquement « le schismatique », qui rompt avec la communauté des humains en commettant l’irréparable. « C’est moi que j’ai tué, moi et pas elle, moi-même, et je me suis perdu à jamais » avoue le jeune homme perclus d’angoisse. Voilà ce qui intéresse Dostoïevski qui suit pas à pas son personnage dans les semaines qui suivent le meurtre, le « compte rendu psychologique d’un crime ». La tension dramatique du récit ne porte donc en aucune façon sur l’identité de l’assassin (cela vous changera) mais sur la possibilité pour celui-ci d’accéder au remords et de reprendre pied dans son humanité.
Le mobile? Sans le sou, Raskolnikov a dû quitter l’université et se replie, seul et désoeuvré, entre les murs de son gourbi. Assez vite, la nécessité le conduit chez une vieille usurière dont il projette peu à peu le meurtre et le vol. Alors quoi? L’argent? L’étudiant ne prend pas la peine d’ouvrir la bourse dérobée chez sa victime ; il la cache sous une pierre et n’y revient jamais. Plusieurs hypothèses sont ouvertes par l’auteur. Peut-être Raskolnikov a-t-il voulu éviter le sacrifice de sa soeur restée en province, fiancée à un homme qu’elle n’aime pas pour assurer un certain confort aux siens ; peut-être s’est-il dégoûté d’un avenir universitaire qui de toute façon l’aurait conduit à végéter dans une relative misère. Non, son « mal vient de plus loin ». Raskolnikov est la déclinaison russe des grands héros romantiques du XIXème, il rêve à Napoléon et pleure de se voir si faible et impuissant. Comme le devine le juge d’instruction, comme le jeune homme l’avoue plus tard, le meurtre est davantage une mise à l’épreuve d’une philosophie du « surhomme » à laquelle il a quelque temps auparavant consacré un article : si lui-même ose s’affranchir des lois réservées aux hommes ordinaires, « franchir l’obstacle » sans rien regretter, cela ne signifie-t-il pas qu’il a l’étoffe des plus grands, promis aux destins d’exception? Mais voilà que sa conscience supporte mal l’acte qui devait définitivement le distinguer de la « vermine »…
Le projet de « confession » formulé par Dostoïevski s’éclaire alors pleinement. Il ne s’agit pas seulement pour l’auteur d’enregistrer les mouvements intérieurs du criminel après les faits. Le roman, comme son titre binaire le suggère, fait véritablement le récit d’une conversion (et là, il faut le reconnaître, c’est un policier qui vous emmène un peu ailleurs) : celle d’un athée qui s’ouvre à la foi, celle de l’orgueilleux déchu qui se reconnait et s’accepte dans la plus humble humanité. Sur le chemin de la repentance, Dostoïevski poste plusieurs personnages clés, qui parfois semblent détourner le récit de son lit, mais jouent auprès du criminel un rôle prépondérant : Marmeladov le fonctionnaire alcoolique, Svidrgaïlov, l’escroc impénitent, sorte de double repoussoir qui finit par se suicider, Nina enfin, symbole de l’humanité souffrante, la prostituée sacrifiée qui jamais n’abandonne l’ange déchu.
Il est vrai que le prisme chrétien qui préside à l’écriture de Crime et châtiment peut paraitre bien prégnant, tant dans la direction donnée au récit que dans le détail de scènes truffées de références bibliques. Pour autant, le parcours de ce jeune homme, que l’amour inentamé des siens aide à retrouver un lien à lui-même et au monde, reste profondément touchant. Quant à ceux qui réclament les sensations fortes promises par le policier, ils ne seront pas déçus par le sens du détail et du suspense dont témoigne Dostoïevski dans bien des scènes qui savent parfaitement tenir en haleine.
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]]>Pour son deuxième long-métrage, largement autobiographique, Alice Rohrwacher filme avec délicatesse et humour une famille d’apiculteurs de l’Ombrie, confrontée aux difficultés financières et aux désirs d’émancipation des enfants. Touche après touche, elle brosse le portrait tout en nuances d’un monde précieux mais précaire, menacé, d’un monde semblable à l’enfance, qui ne peut perdurer et qu’on […]
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]]>Pour son deuxième long-métrage, largement autobiographique, Alice Rohrwacher filme avec délicatesse et humour une famille d’apiculteurs de l’Ombrie, confrontée aux difficultés financières et aux désirs d’émancipation des enfants. Touche après touche, elle brosse le portrait tout en nuances d’un monde précieux mais précaire, menacé, d’un monde semblable à l’enfance, qui ne peut perdurer et qu’on voudrait pourtant conserver à jamais.
Dans le film, il y a deux façons de regarder ce monde, deux façons de le représenter. Celle de la télévision locale italienne, qui fabrique des clichés à la pelle et de l’authenticité de pacotille ; celle du cinéma, attentive à la singularité des êtres et à l’humble beauté des choses. L’univers de la télé attire Gelsomina, la fille aînée de l’apiculteur, fatiguée par un quotidien laborieux et bien austère pour une adolescente. Séduite par l’animatrice de l’émission « Le jeu des merveilles », une sirène d’hypermarché (la belle Monica Belluci !), elle inscrit la ferme de son père à ce concours qui offre une récompense financière au producteur le plus typique de la région. La réalisatrice prend alors plaisir à filmer la préparation de l’émission, et la façon dont l’équipe stéréotype le réel : le jeu a lieu dans une grotte, pour rappeler l’origine étrusque de la population – l’apiculteur, lui, s’appelle Wolfgang et vient d’Allemagne…-, tous les participants sont vêtus de toges pastorales et on demande à une vieille grand-mère de pousser la chansonnette. Alice Rohrwacher, elle, fixe d’autres règles du jeu ; du monde de l’enfance comme de la vie à la ferme, elle veut capter précisément le quotidien modeste, l’insolite aussi, dans les surprises de l’imaginaire enfantin : les deux sœurs jouant à boire la lumière dans une grange, Gelso enfermant des abeilles dans sa bouche et les laissant sortir une à une, la petite Marinella expulsant une crotte devant toute la famille réunie en pleine nuit. Tel est le miel récolté par la réalisatrice.
Cette vie de famille à la ferme, Alice Rohrwacher n’en fait pas une romance bucolique. Cette vie, elle la connaît et peut la représenter dans toute son âpreté. La première scène du film, qui s’attarde sur l’ouverture de la chasse tout près de la ferme, signale d’entrée le danger qui rôde autour de la petite entreprise. Le couple est par ailleurs soumis à toutes sortes de pressions : obtenir un maximum de miel, payer les traites et, dernière en date, restructurer complètement le laboratoire de production pour satisfaire aux récentes normes en vigueur. Le travail en lui-même est intense et met à contribution toute la famille. Les filles, censées être en vacances, sont réveillées tous les matins par les hurlements du père : il faut transporter les ruches, nettoyer les cadres, collecter de nouveaux essaims. Lorsque Gelsomina court dans l’hôpital où sa petite sœur est blessée, obnubilée par le changement du seau sous l’extracteur, on prend la mesure de l’aliénation générée chez ces enfants – ce nom même de Gelsomina ne renvoie-t-il pas à la pauvre saltimbanque exploitée dans « La strada » de Fellini ?
Les Merveilles est aussi un beau film sur la relation père/fille, un double récit d’apprentissage qui suit l’apiculteur et Gelso sur la voie parfois douloureuse de la séparation. Le personnage du père est au départ frappé d’immobilisme, entièrement attaché à ce que rien ne change, ni dans les techniques agricoles utilisées, ni dans l’union des siens autour de la production. Il s’est jusqu’alors approprié sa grande fille, devenue son assistante à plein temps. Tout en lui donnant de lourdes responsabilités, il la fige dans ses désirs d’enfant – l’achat du chameau, à l’heure où son aînée s’éveille à l’amour, témoigne ainsi d’un passéisme délirant. Mais Gelso, avec la complicité des femmes de la maison, impulse à tout prix le mouvement, en les s’inscrivant secrètement au jeu concours, en tissant peu à peu une relation avec le jeune Martin, délinquant placé dans la famille pour lui éviter la prison. Alice Rohrwacher montre alors comment père et fille acceptent progressivement de se regarder autrement, d’aimer sans posséder, d’être aimé sans rogner son désir propre.
Grand Prix du jury au festival de Cannes? Oui. On aime ce film à la fois réaliste et merveilleux, que la présence des enfants conduit à échapper sans cesse au réel – la réalisatrice fait ainsi plusieurs fois glisser sa caméra des choses à l’ombre des choses, réelle ou imaginaire, plus fidèle aux projections enfantines On aime cet art de rendre lisible tout en préservant absolument le mystère de chaque personnage, mystère qui laisse aux spectateurs la place de rêver, d’imaginer, comme des enfants.
Date de sortie : 11 février 2015
Réalisé par : Alice Rohrwacher
Avec : Maria Alexandra Lungu, Sam Louwyck, Alba Rohrwacher, Monica Belluci
Durée : 1h51 min
Pays de production : Italie
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]]>Les récits d’hommage à la mère, de Sido au Livre de ma mère, sont souvent à mettre à part dans un parcours d’écrivain. Sans doute parce qu’ils permettent un accès de plain pied au biographique et à l’intime, peut-être aussi parce que la vague de tendresse et de gratitude qui porte alors le geste de […]
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]]>Les récits d’hommage à la mère, de Sido au Livre de ma mère, sont souvent à mettre à part dans un parcours d’écrivain. Sans doute parce qu’ils permettent un accès de plain pied au biographique et à l’intime, peut-être aussi parce que la vague de tendresse et de gratitude qui porte alors le geste de l’écriture appelle à un dépassement unique. Tel l’émouvant Pas pleurer, qui vaut à Lydie Salvayre la reconnaissance du prix Goncourt en 2014.
Ne pas pleurer sur l’amant envolé, le goût perdu de la liberté, la mort du frère, la défaite, l’exil, l’explosion de la famille : voilà ce qu’a appris à faire Montse du haut de ses seize ans, ce qui lui a valu de survivre à la guerre d’Espagne et d’en faire le récit plein d’humour à sa fille, en 2011. Récit inattendu, inespéré, qui s’amorce un jour devant la télévision, alors que Montse vieillie perd la mémoire de sa vie en France mais garde intacte celle de l’été 36. Car cet été-là demeure résolument l’acmé d’une existence. Rien n’est comparable au souffle de liberté qui atteint le village reculé de Montse lorsque José, son grand frère, revient d’un travail saisonnier avec les mots de justice, de révolution, d’égalité pleins la bouche. Convaincu par les idées anarchistes et déterminé à défendre la jeune République, José inculque à Montse l’idée ahurissante qu’un autre monde est possible, en rupture avec une soumission séculaire à l’autorité bourgeoise, ecclésiastique et paternelle. Face à la résistance des villageois, Montse et José s’embarquent alors pour Barcelone, où l’adolescente verra des hommes brûler l’argent « comme on brûle l’ordure » et s’éveillera à l’amour.
Le témoignage de la mère n’est cependant pas le seul prisme à travers lequel Lydie Salvayre revisite la guerre civile espagnole. Elle construit son récit autour de deux trajectoires simultanées et étrangement inverses, qui de fait synthétisent le puissant paradoxe que constitua la guerre pour des millions de gens. Car tandis que Montse s’enivrait d’une liberté jamais retrouvée, l’écrivain Bernanos, bien que catholique fervent et partisan des premières phalanges nationalistes, désespérait de voir à Palma curés et évêques bénir en grande pompe les exécutions massives d’opposants. Pas Pleurer propose alors une navigation entre les souvenirs de la mère et le parcours de Bernanos qui se résout à condamner publiquement l’implication de l’Église dans une œuvre courageuse, Les Grands Cimetières sous la lune. L’opposition ne tient toutefois qu’un temps car l’euphorie de l’été 36 laisse vite place, chez Montse comme chez José, à d’amers renoncements. Rentrés au bercail, Montse enceinte est contrainte d’épouser Diego pour sauver l’honneur familial tandis que José s’aigrit face aux luttes fratricides qui divisent le camp des républicains. Chez tous alors, l’espoir gigantesque suscité par la République est englouti par un long cortège de désillusions, qui conduira à la mort ou à l’exil. Le mouvement du récit, en s’attachant à d’autres trajectoires que celle de Montse permet à Lydie Salvayre de croiser les points de vue et de rendre compte avec finesse de la multiplicité des situations vécues.
Très émue par la remise du prix Goncourt, Lydie Salvayre exprimait son soulagement d’avoir mis sa mère « en sûreté dans ce livre ». A la lecture du roman, on prend toute la mesure de ce projet. Ce que la lauréate sauve, c’est bien sûr l’histoire de Montse et à travers elle celle de tous les immigrés espagnols qui ont trouvé refuge en France à la fin de la guerre. Il est bon de penser que les générations à venir pourront s’arrimer au souvenir des combats anciens dans l’avalanche des conflits modernes et le courant des migrations nouvelles. Quelques mois avant la disparition de sa mère, la fille met à l’abri l’histoire maternelle, comme si elle pressentait l’urgence de l’incorporer avant qu’elle ne lui échappe. La voix de la narratrice prend ainsi le relais de la voix de la mère, encore audible dans quelques passages au discours indirect libre, et raconte la vie de Montse comme celle d’un personnage familier, presque transparent. Mais c’est aussi la langue de la mère que la fille arrache à la mort, cette langue unique par laquelle chacun est au monde. Gonflée de formules désuètes dont l’immigrée aime faire usage, crevée d’obscénités qui vengent l’octogénaire d’une éducation trop stricte, tiraillée entre l’Espagne et la France, la langue de Montse constitue en elle-même un récit de vie.
Ma grand-mère le remercie comme s’il la félicitait, mais moi, me dit ma mère, cette phrase me rend folle, je la réceptionne comme une offense, comme una patada al culo, ma chérie, una patada al culo qui me fait faire un salto de dix mètres en moi-même, qui ameute mon cerveau qui dormait depuis plus de quinze ans et qui me facilite de comprendre le sens des palabres que mon frère José a rapportées de Lérima. Alors quand on se retrouve en la rue, je me mets à griter (moi : à crier), à crier Elle a l’air bien modeste, tu comprends ce que ça veut dire ?
Cette langue n’est-elle pas aussi l’immense cadeau de la mère à la fille devenue écrivain ? Car ce fruit amer et délicieux poussé à l’arbre de l’exil, ce « butin de guerre », pour reprendre les mots de Kateb Yacine, ré-enchante notre langue, la fait sonner et trébucher, la fait littérature.
Lydie Salvayre, Pas Pleurer, Seuil, 2014, 288 pages
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]]>La condition pavillonnaire. Sur le présentoir de la rentrée littéraire, le titre du dernier roman de Sophie Divry fait mouche : il est de ceux qui stimulent ta réflexion, ton imaginaire et t’entraînent à feuilleter les premières pages. Leur lecture finit d’attiser ta curiosité. L’hyperréalisme des descriptions, la façon dont la narratrice s’adresse à un « tu » […]
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]]>La condition pavillonnaire. Sur le présentoir de la rentrée littéraire, le titre du dernier roman de Sophie Divry fait mouche : il est de ceux qui stimulent ta réflexion, ton imaginaire et t’entraînent à feuilleter les premières pages. Leur lecture finit d’attiser ta curiosité. L’hyperréalisme des descriptions, la façon dont la narratrice s’adresse à un « tu » – dont tu comprends vite qu’il recouvre à la fois le personnage et chacun des lecteurs -, te décident à emporter ce livre plutôt qu’un autre. Tu fais bien. Tu découvres un texte fort, qui sait t’émouvoir et t’interroger. Pourtant, une sorte de gêne s’installe au fil de ta lecture…
La condition pavillonnaire aurait aussi pu s’appeler « portrait d’une insatisfaite ». M.A., dont la narratrice retrace le parcours de l’enfance à la mort, s’inscrit dans la longue lignée des « héroïnes » déçues. M.A./Emma. Le parallèle entre ces deux destins de femmes est encore souligné par la citation en exergue de la deuxième partie : « Au fond de son âme, cependant, elle attendait un événement » (G.Flaubert, Emma Bovary). Car c’est bien cela l’histoire de sa vie, depuis les impatiences adolescentes dans un village isérois, pleines du désir de voir l’existence se transformer en quelque chose de grand, au quotidien minuté d’une femme active mère de trois enfants, éclairé seulement par la perspective épisodique d’un dîner entre amis. Les seuls moments d’exaltation se résument finalement aux années d’études durant lesquelles M.A. découvre la grande ville, l’amitié, le couple, puis à quelques mois d’aventure avec un amant qui, à défaut d’offrir de l’amour, redonne le goût de jouir. Dans ces rares moments, oui, la vie se hisse à la hauteur de ce qu’elle en attend.
M.A. a-t-elle trop rêvé ? Pas si sûr. Au lycée, la description de « la vie idéale » dans une lettre à une amie parait certes un peu éloignée de la réalité : « tu vivrais la nuit et dormirais le jour, ferais le tour du monde et épouserais un bel homme brun que tu rejoindrais après un grand voyage ; alors ; un petit chien roux jappant à vos côtés vous irez courir nus sur la plage, vous roulant dans le sable, rentrant au crépuscule dans une immense maison qui dominerait l’océan ». Mais à l’université, les projections sont déjà plus raisonnables : « ton but dans la vie était d’être heureuse : […] être libre, voyager, être amoureux, avoir des enfants, s’épanouir dans son travail ». N’avons-nous pas tous posé ces mots-là sur l’horizon d’une vie ? Ces désirs, M.A. les a en partie réalisés ; mais le bonheur n’a que rarement résulté de la somme de ces réussites. Dans le pavillon qu’elle acquiert avec François, symbole et temple de la vie réalisée, M.A. connaît bien au contraire les affres de l’angoisse et de la frustration.
En faisant le choix d’une écriture très réaliste, Sophie Divry éclaire en partie le conflit de son personnage. Car M.A. se trouve constamment empêtrée dans le réel, rivée à une multitude d’objets qui, tout en étant le cortège d’une relative réussite, quadrillent et plombent l’existence. Dans les filets de l’espace pavillonnaire, toute la vie se déroule au rythme des cycles du lave-linge, des déclenchements du compresseur ou des capsules de la machine à café. Le roman poursuit sur ce point la réflexion entamée par Perec dans Les choses. Mais ici la description franche et obstinée d’un quotidien est aussi une loupe portée sur la condition des femmes : la charge bien mal partagée des enfants et des soins de la maison est sans conteste l’autre prison qui rétrécit la vie. Où trouver alors le temps et la place de se sentir vivante ? Et comment se retrouver autrement qu’au travers de recettes collectives et commerciales prônant de façon éminemment contradictoire la réalisation de soi – yoga, yinyang tea, littérature de développement personnel ?
La jeune romancière lyonnaise possède un vrai talent pour faire partager au lecteur le point de vue de plus en plus désenchanté du personnage et rendre presque palpable ce voile obscur qui s’étend sur sa vie. Le choix d’un récit à la deuxième personne est pour beaucoup dans la réussite de son projet, le « tu » obligeant finalement le lecteur à retrouver en lui ce qu’éprouve le personnage, et à doubler ainsi le portrait d’un autoportrait : « Tu pouvais bien lutter ; tu pouvais acheter des crèmes anti-âge, aller plus souvent chez le coiffeur, nager, partir en voyage, cet engourdissement triste te reprenait toujours, désagréable et tenace comme une odeur de frigo dont on n’arrive pas à se débarrasser. Après le travail, tu te voyais en train de faire les courses, toute seule à l’hypermarché, passant devant certains rayons sans t’arrêter, reposant le panier avant la caisse, faisant toujours les mêmes gestes, à l’arrivée chemin des Pins, fermer la voiture, chercher tes clefs, ouvrir la porte de la villa. » Pourtant, on est plus gêné quand on sent le cynisme de la romancière à l’égard de son personnage. M.A., dans son existence rangée et banale, semble parfois fondamentalement condamnée par sa créatrice ; toutes ses tentatives pour donner du sens – poésie, psychothérapie, humanitaire – sont moquées, et les moments même où elle adhère à sa vie sont tournés en ridicule : « Tu étais à nouveau dans la vie. De même quelques années plus tard, en réveillant ton petit-fils de la sieste, de même très impliquée : – Alors, on a fait un bon dodo, mon Milo ? » Il ne s’agit plus alors du regard de M.A. sur elle-même mais de celui, bien cruel, de Sophie Divry sur un personnage qu’elle ne peut s’empêcher de mépriser : comment cette femme-là pourrait-elle donner un sens à sa vie ?
Voilà qui tempère ton enthousiasme pour ce roman singulier.
Sophie Divry, La Condition pavillonnaire, Les Editions Noir sur blanc, 2014, 272 pages
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]]>Avec Tabac rouge, cinquième spectacle de James Thiérrée et sa Compagnie du Hanneton, l’artiste circassien poursuit sa bascule vers la chorégraphie et invente un nouveau genre : le « chorédrame ». Le public, depuis le début de la tournée en 2013, est bien au rendez-vous, charmé par des propositions toujours singulières, visuellement très fortes – comme Au revoir […]
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]]>Avec Tabac rouge, cinquième spectacle de James Thiérrée et sa Compagnie du Hanneton, l’artiste circassien poursuit sa bascule vers la chorégraphie et invente un nouveau genre : le « chorédrame ». Le public, depuis le début de la tournée en 2013, est bien au rendez-vous, charmé par des propositions toujours singulières, visuellement très fortes – comme Au revoir parapluie, créé en 2007- et par les qualités d’interprète de cet enfant de la balle. Pourtant, si l’on retrouve avec joie l’imaginaire volcanique de ce « sculpteur » de scène, on sort moins convaincu, moins transporté, un peu déçu d’avoir connu l’ennui.
Les premiers instants du spectacle sont, comme souvent, magiques. Ce que James Thiérrée réussit une fois de plus, c’est à plonger d’emblée le spectateur dans un univers esthétique très travaillé, propre à chaque création. Dès le début s’impose un monde étrange, fait à la fois d’ancien et de moderne, d’organisation et de laisser-aller. Un fauteuil fatigué et un bureau encombré côtoient une cabine technique ; musique classique et souffles de machineries se mêlent. De vieux tissus sont suspendus aux cintres. Au lointain, un gigantesque panneau amovible, dont la paroi est recouverte de miroirs, délimite l’espace scénique. Dans cet univers mouvant, où tout est monté sur roulettes et se déplace au fil des révolutions intérieures, s’agite une communauté extrêmement hiérarchisée. Un personnage à l’apparence vieillie (interprété d’abord par Denis Lavant puis, ces derniers mois de tournée, par James Thiérrée lui-même) commande à un adjoint plus jeune, sorte de sous-officier ou de majordome, et à travers lui à un ensemble de figures féminines (danseuses et contorsionnistes).
Un des mystères de Tabac rouge, dont l’écriture est par ailleurs très narrative, est lié à ce personnage dominant qui, selon les identités qu’on lui prête, éclaire différemment la réflexion. Sa toute-puissance est vite établie à travers la manière dont les autres réagissent au moindre de ses gestes ou intentions. Certaines inventions, drôles et inquiétantes, marquent le rapport de domination au point qu’on se demande si ces êtres au langage et aux postures animales sont des entités extérieures soumises à la volonté d’un puissant ou des instances intérieures figurant les pulsions d’un sujet en crise. On pense par exemple au moment où le majordome (l’excellent Manuel Rodriguez), posté aux côtés de son maître qui lit une lettre, répercute de tout son corps les mouvements d’humeur de ce dernier, se désarticulant, se ratatinant ou se dépliant selon que James Thiérrée froisse ou défroisse le papier. S’agit-il alors d’un roi tyrannique qui pousserait l’exercice du pouvoir jusqu’à l’incorporation de ses propres sujets ? Comment ne pas penser aussi à la figure du Créateur régnant sur son équipe peut-être, ou plus métaphoriquement sur ses instances créatrices ? La présence d’un clavier sur le bureau, la référence au souffle créateur à travers l’inspiration du tabac, ou le fait même que le chorégraphe choisisse de reprendre le rôle, invitent bien à associer le personnage à cette figure.
Quoi qu’il en soit, un profond sentiment d’ennui motive le parcours de ce personnage. Le maître dépérit dans son fauteuil, lassé des obligations de ce monde-machine, indifférent aux propositions de ses sujets. Pour échapper à une mort physique ou psychique certaine, la seule issue semble la fuite. Mais comme la sortie est difficile ! Tabac rouge est construit sur cet aller-retour entre l’intérieur et l’extérieur de ce monde, le passage à l’extérieur étant matérialisé par le retournement du panneau dont on ne voit plus alors l’endroit de miroirs, mais l’envers de tubes métalliques rouillés. La première fois, alors que James Thiérrée franchit une porte découpée dans le panneau, ses créatures le suivent et tentent, réunies en une vague lancinante et superbe, de faire refluer le Créateur sur son siège. Chacune de ses sorties apporte aussi son lot de désillusions car les figures harcelantes du monde intérieur suivent et se retrouvent partout : existe-t-il vraiment, pour le Créateur, un autre espace que celui de la création ?
Après des développements et digressions parfois bien longs et qui nous font perdre quelque peu le fil du spectacle, la fin du « chorédrame » propose une autre voie, qui permet à la communauté d’échapper à la binarité illusoire d’un dedans/dehors. L’espace de la création peut redevenir habitable à la condition de ne plus être un lieu de pouvoir et d’interdépendance, où le maître règne sur ses créatures qui en retour tyrannisent le maître. Le roi redevient alors sujet parmi ses sujets et se met à danser parmi eux. Les carcans de l’ancien monde volent en éclats, et les dernières images du spectacle montrent le lourd panneau amovible tournoyant dans les airs. Mais si l’idée d’une machinerie allégée, aérée, paraît intéressante pour évoquer la création ou peut-être le fonctionnement d’une société, la vision de cette énorme structure métallique en révolution manque tout de même de légèreté. Et dans ces moments-là retombe l’enchantement des débuts.
Mise en scène, scénographie et chorégraphies : James Thiérrée
Costumes : Victoria Thiérrée
Interprété par : James Thiérrée, Noémie Ettlin, Anna Calsina Forellad, Namkyung Kim, Matina Kokolaki, Katell Le Brenn, Piergiorgio Milano, Thi Mai Nguyen, Ioulia Plotnikova, Manuel Rodriguez
Création : 2013
Durée : 1h35
Tabac Rouge est à voir au TNP de Villeurbanne jusqu’au 22 septembre 2014.
Pour davantage de dates, cliquez ici.
Consultez le Site web de la compagnie du Hanneton pour tout renseignement complémentaire.
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]]>Gett (Le procès de Viviane Amsalem), sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs du festival de Cannes, est le dernier volet très réussi d’une trilogie, dans laquelle les cinéastes israéliens Ronit et Shlomi Elkabetz suivent le parcours d’un couple mal assorti. Ce troisième long-métrage, après Prendre femme et Les sept jours, place les mêmes personnages, Viviane […]
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]]>Gett (Le procès de Viviane Amsalem), sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs du festival de Cannes, est le dernier volet très réussi d’une trilogie, dans laquelle les cinéastes israéliens Ronit et Shlomi Elkabetz suivent le parcours d’un couple mal assorti. Ce troisième long-métrage, après Prendre femme et Les sept jours, place les mêmes personnages, Viviane et Elisha, au coeur d’une longue et pénible procédure de divorce et complète le portrait sans concession de la condition féminine en Israël.
Le film rappelle qu’Israël est un Etat religieux dont les lois consacrent en bien des domaines l’autorité de l’homme sur la femme. Un divorce ne peut être prononcé qu’avec le consentement du mari et par un tribunal rabbinique – qui parlera plutôt de « répudiation ». C’est le mur auquel se heurte le personnage de Viviane Amsalem : réfugiée chez son frère depuis trois ans, elle demande à être officiellement libérée de son époux par un divorce que celui-ci s’obstine à refuser. Inlassablement, pendant cinq ans, elle se rend au tribunal où la procédure piétine en raison des absences répétées du mari ou de ses revirements de dernière minute. Pour bien marquer l’enfermement de l’épouse dans cette lutte dont tout le reste dépend (comme la possibilité de prendre un logement seule sans être déshonorée), les réalisateurs circonscrivent l’ensemble du film entre les murs du tribunal : la grande majorité des scènes sont tournées dans la pièce où se déroulent les audiences, quelques scènes dans les couloirs attenants. Malgré des ellipses de plusieurs mois entre les différentes audiences, rien ne semble exister que ce fil rouge du procès.
Ce parti pris du huis clos, assez risqué, est une réussite. Ronit et Shlomi Elkabetz parviennent de façon étonnante à introduire, dans le cadre inchangé de la salle d’audience, de multiples variations aptes à relancer l’intérêt du spectateur, sur le plan dramatique ou simplement esthétique. Les variations de registre, entre les accents souvent tragiques des interventions de Viviane et le comique induit par les témoignages de certains proches, sont particulièrement maîtrisées. On est aussi sensible aux variations de couleurs qui ponctuent le film à travers les changements de costumes des personnages : chaque nouvelle apparition de Viviane, tour à tour vêtue d’une robe noire, d’un chemisier blanc puis rouge, ouvre un temps suspendu pendant lequel le spectateur redécouvre la beauté et la force de cette femme dans une nouvelle lumière. Ces variations, tout comme celles relatives à la configuration de l’espace, au positionnement des juges vis-à-vis de Viviane ou au subtil jeu de regard qui se développe entre les deux époux, font de cette salle d’audience un théâtre aux perspectives infinies.
Le titre retenu pour la diffusion française du film, Le procès de Viviane Amsalem, prend tout son sens au fil de la projection. Non seulement parce que la procédure judiciaire est réclamée et portée tout du long par l’épouse, mais parce que le procès devient souvent celui de Viviane, de ses bonnes moeurs, de sa foi, de ses aspirations. Les juges, qui peinent à déterminer le motif de la séparation, se font suspicieux à l’égard de la femme : Elisha ne la bat pas, subvient à ses besoins, se comporte en bon père, alors que cherche-t-elle ? Ne serait-elle pas pleine de désirs coupables ? Le monde d’hommes et de religieux devant lequel Viviane comparaît n’hésite pas à rappeler à l’ordre avec fermeté une femme qui fait entendre sa voix : « Sachez quelle est votre place! » tonne le président du tribunal. Avec une grande finesse, le film fait pourtant apparaître la difficulté à pointer ce qui entraîne la séparation dans un couple : un « merci » qui a manqué, le souci de l’autre qui s’est perdu, un peu de tendresse trop attendue. Pas une cause unique et manifeste donc mais un lien qui d’aigreur en déception n’est plus possible.
La suppliante aurait pu être un autre titre pour ce film. Bien que le personnage de Viviane soit interprété avec une grande dignité par la réalisatrice Ronit Elkabetz, c’est bien à une longue et amère supplication que l’épouse est contrainte. En témoigne cette scène où Viviane s’apprête à recevoir le gett (parchemin attestant de la répudiation) et s’efforce d’appliquer les conseils du juge relatifs à la manière de tenir les mains dans ce rituel : les hommes ne lui enseignent-ils pas précisément la posture de la mendiante, humble et soumise, attendant de recevoir l’aumône d’un peu de liberté ? A la fin du film et de manière assez insupportable, ce rituel symbolise la situation de Viviane et celle des femmes en Israël. Un tel titre de film rendrait enfin hommage, par la référence à la tragédie d’Eschyle, à ces figures d’héroïnes tragiques qui ont certainement nourri le scénario et la direction d’acteurs ; car Viviane, dans la très belle interprétation de Ronit Elkabetz, s’élève à leur suite pour s’opposer à la volonté des hommes et reprendre sa vie en main. Ses longs cheveux bruns détachés, elle incarne tout autant le dénuement et la révolte de celle qui veut être entendue.
Date de sortie : 25 juin 2014
Réalisé par : Ronit et Shlomi Elkabetz
Avec : Ronit Elkabetz, Simon Abkarian, Menashe Noy, Rami Danon
Durée : 1h55mn
Production : Israël, France
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]]>Christian Oster est souvent présenté comme un romancier de « l’ordinaire »; certains connaissent peut-être déjà la veine très réaliste de ses précédents récits, Mon grand appartement, ou Une femme de ménage, adapté au cinéma par Claude Berri. La réédition par les éditions Points de En ville, récompensé en 2013 par le prix Landerneau, est l’occasion de […]
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]]>Christian Oster est souvent présenté comme un romancier de « l’ordinaire »; certains connaissent peut-être déjà la veine très réaliste de ses précédents récits, Mon grand appartement, ou Une femme de ménage, adapté au cinéma par Claude Berri. La réédition par les éditions Points de En ville, récompensé en 2013 par le prix Landerneau, est l’occasion de découvrir ou redécouvrir cet écrivain français, et de mieux comprendre ce travail sur « l’ordinaire ».
Pour commencer, n’attendez aucun dépaysement géographique. La cartographie du récit est celle de Paris, à laquelle les personnages n’échappent pas même s’ils se préparent d’un bout à l’autre du roman à quitter la capitale pour d’hypothétiques vacances. Rues, cafés, voies rapides, hôpital, tels sont les lieux récurrents de la fiction. Ne vous attendez pas non plus à côtoyer des personnages remarquables, qui sortiraient du commun et proposeraient des modèles d’existence : Jean, Georges, William, Paul et Louise sont des urbains englués, des cinquantenaires aux vies médiocres et indécises. Même ce qui les unit semble pauvre et petit. Voilà quelques années qu’ils partent en vacances ensemble, ils se considèrent comme des amis mais ignorent presque tout les uns des autres. Au fil du roman, les personnages sont pourtant touchés par des accidents de vie qui paraîtraient propices à une sincérité nouvelle des rapports. Mais non. Christian Oster ne semble confronter les uns et les autres à ces ruptures que pour montrer qu’ils ratent le coche. Le rendez-vous programmé pour rendre hommage à William, décédé quelques jours plus tôt, tourne ainsi au fiasco: « A un moment, je n’ai plus pu me contenir et je lui en demande pardon, j’ai parlé de William, j’ai dit que je pensais à William qui aurait dû être là alors que je ne pensais pas du tout à William, je pensais que je leur mentais. Ils ont tous les trois pris une tête de circonstance, même Louise, alors qu’ils n’auraient pas dû, eux non plus en cet instant précis ne pensaient pas à William, ils mentaient et ça m’a rendu triste ».
Jean, narrateur dont Christan Oster nous donne à suivre les flux de pensée, prend place sans rougir dans la lignée des anti-héros de la littérature. Car Jean ne décide rien et se laisse mener par les événements comme une feuille au vent. Sa vie est une somme d’indécisions et d’atermoiements qui lui font prendre un appartement qu’il n’aime pas, construire et abattre des cloisons à quelques semaines d’intervalle sous le regard consterné d’un entrepreneur, partir en vacances tout en regrettant l’été parisien. Quant à nous, pris dans les filets de cette conscience errante, et ce d’autant plus que Christian Oster choisit de fondre les dialogues à l’intérieur de la voix du narrateur, nous étouffons souvent, désespérant de voir émerger une volonté nette et tranchante.
Ne misez pas non plus, vous vous en doutez désormais, sur la capacité des personnages à produire de grands discours ou des phrases bien tournées. Petits mots du quotidien, réflexions avortées et pensées contenues sont la matière de ces vies et de ce flux narratif : « Tu n’as rien à grignoter? a demandé Georges. Désolé, a dit Paul. On a peut-être des olives, a dit Louise, je vais voir. Elle s’est levée, et on a tous attendu qu’elle revienne avec des olives, ou qu’elle revienne sans olives, toute la question provisoirement s’était reportée sur cette histoire d’olives, à propos de quoi on se taisait, mais il y avait, à l’intérieur de ce silence, imbriqué en quelque sorte dans ce silence, en partie recouvert par lui, le silence sur le quand, le pourquoi et le comment de la séparation de Georges d’avec Christine, et, bien sûr, si c’était gênant de relancer Georges à ce sujet, c’était aussi gênant de ne pas le faire. On attendait, en fait, que Louise revienne, avec ou sans olives, après quoi on verrait pour ce qui était de relancer Georges ».
Pourtant, et là réside toute la délicatesse du travail de Christian Oster, cet « ordinaire » est toujours ré-envisagé dans ses romans. D’abord parce qu’il est perçu par une conscience unique qui, par essence, crée de l’étrangeté pour chaque lecteur : les petits mots et petites choses du quotidien, saisis par un autre regard, une autre voix, prennent une consistance nouvelle. Le point de vue interne constitue en ce sens toujours une échappée vers l’extra-ordinaire. Mais surtout, cette plongée dans le commun et la médiocrité est un chemin pour toucher à l’essentiel de ce que nous sommes, dans nos arrangements souvent peu grandioses avec la vie. En cela, Jean nous reflète certainement davantage que l’homme d’exception, et quitte à éprouver l’angoisse de ce reflet imparfait, mieux vaut peut-être se voir en vérité, hésitants, partagés, tâtonnants.
Christian Oster, En ville, édition Points, paru le 23/01/2014, 192 pages.
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]]>Dans son dernier long métrage, Lucas Belvaux, s’inspirant du roman de Philippe Vilain, filme une aventure qu’aucun site de rencontre n’aurait jamais programmée au monde des affinités raisonnées. Il s’en saisit pour interroger le mystère du lien amoureux, sa capacité à unir les êtres par-delà leur inscription sociale, son nécessaire et douloureux cheminement de l’intimité […]
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]]>Dans son dernier long métrage, Lucas Belvaux, s’inspirant du roman de Philippe Vilain, filme une aventure qu’aucun site de rencontre n’aurait jamais programmée au monde des affinités raisonnées. Il s’en saisit pour interroger le mystère du lien amoureux, sa capacité à unir les êtres par-delà leur inscription sociale, son nécessaire et douloureux cheminement de l’intimité de la chambre au vaste monde. Si le film a souvent tendance à agacer, par des séquences trop convenues ou sans saveur, par des dialogues souvent alambiqués, on doit lui reconnaître une certaine force, qui tient à la belle interprétation d’Emilie Dequenne autant qu’à cette réflexion post-marivaudienne sur les possibles de l’amour.
Dans un univers de classes bien cloisonné, Clément Leguern et Jennifer n’auraient jamais dû se croiser. Durant les quinze premières minutes du film, Lucas Belvaux prend le temps d’esquisser le milieu social et culturel de chaque personnage, faisant de la rencontre que nous savons imminente un horizon d’autant plus insolite et hasardeux. Clément est un Parisien bien né, professeur de philosophie spécialiste de la pensée allemande et auteur d’un livre à succès « De l’amour (et du hasard) » (Marivaux pointe son nez) ; Jennifer, mère célibataire, est coiffeuse à Arras et occupe ses samedis soirs à chanter dans un club de karaoké avec deux copines shampouineuses. Mais la trajectoire de Clément est déviée par le jeu des mutations de l’Education nationale et le voilà nommé pour un an à Arras, à son grand dam. Avec des airs de martyr, le jeune enseignant entame sa traversée du désert lorsque le déplacement prend une autre tournure, celle d’une rencontre inattendue. La prise de contact est vertigineuse. A chaque rendez-vous, on se demande par quel miracle les personnages vont bien pouvoir s’ajuster l’un à l’autre, sur une terre instable où se croisent inopinément Kant, les signes astrologiques, Proust et Jennifer Aniston. Mais quelque chose passe, se passe entre ces deux-là, et la réalisation a le mérite de rendre crédible cet attachement naissant.
Chez Marivaux, le maître ne peut tomber amoureux du valet, même lorsque celui-ci est déguisé en maître. Le pauvre est au XVIIIème ontologiquement dénué d’esprit, il a la galanterie pâteuse et le verbe court. Le hasard, ou plutôt la capacité à reconnaître en l’autre son essence aristocratique, ordonne finalement bien les choses. Chez Belvaux, la rencontre amoureuse est possible. Le philosophe fortuné et la modeste coiffeuse n’ont certes pas les mêmes mots ou le même univers de références mais ils s’attirent, s’intriguent, se complètent. Pourtant le lien reste comme frappé d’interdit, cette fois par la honte sociale que Clément éprouve malgré lui lorsqu’il s’agit de confronter Jennifer aux siens. L’amour peut se déployer dans l’espace clos d’une relation à deux mais ne supporte pas le regard d’un tiers au moment d’une inscription dans le monde. Tel est l’enseignement que met en scène une des séquences les plus réussies du film, la promenade du couple au carnaval d’Arras. A nous les montrer tous deux assis et dégrisés à la fin du défilé, Belvaux suggère qu’ils n’auront peut-être été que deux figures en carton-pâte d’un carnaval illusoire, au terme duquel il faut rentrer dans l’ordre des alliances raisonnables.
Date de sortie : 30 avril 2014
Réalisé par : Lucas Belvaux
Avec : Emilie Dequenne, Loïc Corbery
Pays de production : France
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]]>« Vous êtes dans la meilleure business school d’Europe » déclare le directeur d’une grande école type HEC lors de son discours de bienvenue aux premières années, dans un amphithéâtre empli de têtes blondes recevant avec gravité le sacre réservé à « la crème de la crème ». A cette scène d’ouverture succède sans transition le spectacle édifiant de […]
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]]>« Vous êtes dans la meilleure business school d’Europe » déclare le directeur d’une grande école type HEC lors de son discours de bienvenue aux premières années, dans un amphithéâtre empli de têtes blondes recevant avec gravité le sacre réservé à « la crème de la crème ». A cette scène d’ouverture succède sans transition le spectacle édifiant de Jaffar, deuxième année, se masturbant devant un film X. Voilà qui est clair : c’est avec une lame particulièrement aiguisée que Kim Chapiron, dans son dernier long métrage, attaque les valeurs et comportements de cette prétendue élite à laquelle aspirent aujourd’hui nombre de jeunes gens. Dilettantisme, machisme, déliquescence morale, le portrait n’est guère flatteur et l’on comprend que les élèves de la grande école parisienne aient peu apprécié la caricature.
Trois personnages, Dan, Kelli et Louis, sont au centre du film. Leur histoire semble constamment mise en regard avec celle des célèbres étudiants de Harvard racontée par David Fincher dans « The Social Network« . Comme Mark Zuckerberg, les protagonistes imaginés par Chapiron peinent à trouver leur place dans un réseau de clubs fortement discriminants : Kelli, figure de la Pauvre, vient d’une famille modeste et n’a pas suivi la voie royale des classes préparatoires pour intégrer l’école, Dan et Jaffar figurent quant à eux les Arabes de la communauté, dont la mise à l’écart dit assez le mépris latent qui les entoure. Dan et Kelli prennent la tête d’un réseau qui, comme Facebook, se développe d’abord à l’intérieur de l’école avant de s’étendre à d’autres centres universitaires. Comme Mark Zuckerberg, ils sont rejoints par un jeune homme ambitieux, parfaite émanation de son milieu grand–bourgeois, le biennommé Louis. Les parallélismes de réalisation (séquences filmées dans la petite chambre universitaire) complètent les points communs de la narration. Mais le rapprochement permet surtout de souligner la décadence des apprentis commerciaux. Car si Mark Zuckerberg est à l’origine d’un réseau social mondialement connu, les trois compères, eux, tout pétris de théories économiques, ne s’illustrent que par la mise en place d’un réseau de prostitution vité démantelé par la direction de l’école.
Pourtant, le profil des protagonistes et la manière dont Chapiron les rend sympathiques au spectateur laissent croire un temps qu’il y aurait quelque chose à sauver dans ce microcosme empoisonné. Physiquement d’abord, Dan se distingue de la masse uniforme des fils de bonne famille, visages poupons, corps musclés. Ensuite, ni lui ni Kelli ne se mêlent aux rites et jeux collectifs : à travers leur regard interloqué, on découvre le choeur des étudiants hurlant « les lacs du connemara » au faîte d’une beuverie généralisée ou se jetant à demi nus dans les couloirs savonneux d’un bâtiment. Leur position en retrait les protège et les innocente à nos yeux. Jusqu’à la fin presque, on ne se rend pas compte qu’ils sont certainement les pires dans leur désir de ressembler aux autres. La réalité de la prostitution nous apparaît à peine, comme une photo bien retouchée : Dan fait le taxi pour ses ouailles, patrons et employées partagent de gentilles soirées. La veille du conseil de discipline, Dan répète incrédule le mot « proxénète », comme si la langue permettait tout à coup de prendre la mesure du réel. Force est donc de reconnaître au scénario et à la réalisation cette capacité à interroger la façon dont l’image peut influencer nos représentations et diriger nos identifications.
La critique de Kim Chapiron est certes caricaturale mais ce n’est pas ce qu’on peut lui reprocher. Il y a une vérité à saisir dans toute caricature. Rien ne peut émerger d’un monde où le langage économique envahit tous les espaces de la vie et où les individus sont définis par leur valeur sur le marché. Hommes et femmes y sont voués à l’immoralité et à la souffrance comme sur cette toile de Bosch dont Kelli détaille les figures. Non, on reprocherait plutôt au dernier film de Chapiron son absence d’audace et d’innovations dans la réalisation – on aurait pu attendre des choix plus radicaux pour évoquer la monstruosité de ces étudiants comme fabriqués en série – et l’on regrette que le propos du réalisateur n’ait pas trouvé son langage cinématographique.
Date de sortie : 2 avril 2014.
Réalisé par : Kim Chapiron
Avec : Thomas Blumenthal, Alice Isaaz, Jean-Baptiste Lafarge
Durée : 1h30 mns
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]]>Edouard Louis, 21 ans, normalien, jeune homme délicat et bien mis dont le discours bourgeonne déjà de références littéraires et philosophiques, n’est pas un héritier comme on pourrait l’imaginer. Non, lui déjoue sans demi-mesure les observations et analyses de Bourdieu, sociologue qu’il connaît bien pour avoir dirigé une étude sur son œuvre. Il n’est pas […]
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]]>Edouard Louis, 21 ans, normalien, jeune homme délicat et bien mis dont le discours bourgeonne déjà de références littéraires et philosophiques, n’est pas un héritier comme on pourrait l’imaginer. Non, lui déjoue sans demi-mesure les observations et analyses de Bourdieu, sociologue qu’il connaît bien pour avoir dirigé une étude sur son œuvre. Il n’est pas le brillant descendant d’une lignée d’universitaires parisiens mais l’indigne rejeton d’une misérable famille picarde. Edouard Louis n’est d’ailleurs pas Edouard Louis ; ce patronyme classique et bourgeois est celui qu’il s’offre pour sa naissance en littérature, dans une sorte d’auto-sacrement qui l’intègre à l’élite. Son nom d’origine, lui, marque sans doute possible le milieu populaire dont il est issu, si bien qu’on le croirait également inventé : Eddy Bellegueule est ainsi l’autre face d’Edouard Louis, à la fois réelle (comme identité administrative) et fictive (comme identité narrative de son premier roman).
Edouard a comme on dit pris le large, coupé les ponts, largué les amarres. En finir avec Eddy Bellegueule est autant une façon de justifier cette prise de distance qu’une manière peut-être de trancher les derniers noeuds qui rattachent à cette identité passée. « De mon enfance je n’ai aucun souvenir heureux » : les premiers mots du roman annoncent la couleur. On pense à la célèbre phrase d’ouverture de Perec dans W ou le souvenir d’enfance, « Je n’ai pas de souvenir d’enfance ». Mais chez le jeune romancier, la mémoire de ce qui a été enduré est vive, précise, lancinante. Dans un récit méthodique divisé en chapitres thématiques ou chronologiques, Edouard Louis suit pas à pas le trajet de la souffrance. Il faut alors remonter aux origines car le drame d’Eddy Bellegueule est très tôt celui de l’inadaptation. Né dans un village ouvrier marqué par un ensemble de codes et de comportements auquel personne ne déroge, le jeune garçon ne correspond pas. Il est mince, a une voix aigüe, n’aime pas le football, fait du théâtre…En voilà assez. Face à cet intrus, la famille est pour le moins embarrassée, la communauté fait front. L’auteur passe au crible son enfance, les remarques fatiguées des siens – « Calme-toi, tu peux pas arrêter avec tes grands gestes de folle »- et le rejet des autres, de plus en plus marqué. Les années collège apparaissent assez vite comme un point paroxystique de la violence. Ainsi, la circulation des souvenirs revient toujours buter sur une scène centrale, devenue emblématique du supplice silencieux de l’adolescent : chaque jour, dans un couloir sombre de l’établissement, Eddy subit les coups et les humiliations de deux gaillards érigés en gardiens de la norme. Le rendez-vous est ponctuel, jamais la victime ou les bourreaux ne s’y dérobent. L’auteur retrace aussi ses tentatives multiples et désespérées pour correspondre aux diktats parentaux et sociaux : vivre des relations hétérosexuelles, viriliser sa voix et sa démarche, ou même décharger sur un autre la violence reçue. Mais parce que la communauté garde opiniâtrement en mémoire ce qu’il a été et parce que le reniement de soi impose ses limites, Eddy doit fuir et devenir Edouard pour qu’une vie soit possible. Et si le titre donné plus tard à son étude sur Bourdieu – L’Insoumission en héritage – était en lui-même une synthèse de son propre parcours?
Reste à questionner l’intérêt littéraire d’un roman que l’auteur requalifie volontiers d’autobiographie – « Eddy, c’est moi ». Le récit des violences est bien sûr souvent saisissant, tant par l’objectivité des faits relatés que par l’effort qu’on perçoit dans l’écriture pour restituer l’émotion exacte du jeune garçon. Le travail sur la coexistence de deux langues à l’intérieur du flux narratif – celle du milieu d’origine, grossière, éruptive et celle du narrateur, structurée et policée – retient aussi l’attention. La première langue, simplement distinguée de l’autre par le recours à l’italique, surgit régulièrement dans le récit comme un fragment intact du passé, toujours disponible à l’oreille du narrateur. S’entremêlent ainsi habilement la langue du commentaire rétrospectif et celle du vécu. Pourtant, le caractère trop chronologique du roman, l’analyse souvent très explicative et répétitive des rapports entre le jeune garçon et son milieu finissent par dégrader l’oeuvre en banal témoignage, voire en journal intime post-adolescent. Alors, si le roman connaît un tel succès médiatique, cela tient peut-être davantage à une certaine fascination à l’égard de cette métamorphose d’Eddy en Edouard qu’à une véritable réussite littéraire.
En finir avec Eddy Bellegueule, d’Edouard Louis, Seuil, 220 p., 17 €.
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