Le bonheur national brut, François Roux
Malgré un début laborieux et par trop caricatural, François Roux propose une réflexion complexe sur le bonheur individuel et collectif à travers le destin de quatre garçons ancrés dans leur époque.
Le Bonheur National Brut est l’unité de mesure qu’a choisie le Bhoutan, petit pays asiatique de confession bouddhiste, pour évaluer les richesses réelles et psychologiques de son peuple. C’est aussi le titre du roman de François Roux qui retrace la vie de quatre jeunes hommes à partir de l’élection de François Mitterrand, en 1981, jusqu’à l’élection de François Hollande, en 2012. C’est une perspective engageante dans le marasme individualiste ambiant ; on rêverait volontiers d’un idéal collectif.
Mais les cents premières pages du roman ne sont pas une partie de plaisir. L’auteur construit laborieusement ses quatre personnages de manière caricaturale. Paul, jeune homosexuel est le rejeton d’une famille bourgeoise ultra-conservatrice. Son meilleur ami, Rodolphe, de l’autre côté de l’échiquier politique, a été élevé par un père communiste et syndicaliste et se révolte contre son milieu en s’engageant corps et âme dans le socialisme. Tanguy est le fils prodige d’une famille de petits commerçants et incarne un libéralisme décomplexé façon Bernard Tapie. Benoît, enfin, que l’on découvrira en dernier, est orphelin. Recueilli par ses grands-parents agriculteurs, il a vécu une enfance solitaire et heureuse au milieu de la nature qu’il parcourt, appareil photo sous le bras. On ne comprend pas vraiment ce qui lie ces garçons à l’amitié d’ailleurs conflictuelle. Et de bonheur national, il n’en est pas vraiment question Les jeunes gens sont bien plus intéressés par leur vie sexuelle naissante que par un possible renouveau politique. Le roman verse volontiers alors dans la trivialité la plus basse. Le seul qui pourrait incarner cette belle aspiration sociale, Rodolphe, ne fait pas vraiment rêver : il s’engage certes avec passion auprès des jeunes socialistes mais c’est un personnage détestable, colérique, dévoré d’ambition et de haine. Nous voilà bien loin du bonheur bouddhique… Bien loin aussi de l’espérance de lendemains qui chantent.
Cependant, à partir du portrait de Benoît, le roman gagne en complexité et en profondeur. On quitte peu à peu les clichés initiaux pour découvrir tout l’intérêt de la démarche de l’auteur. François Roux se saisit de ses héros à un moment pivot de leur existence personnelle : dans les toutes premières pages du roman, les garçons vont réussir – ou rater- leur bac, et quitter le lycée. Ils sortent ainsi de la zone d’influence de leur famille. On les suivra aussi longtemps qu’ils chercheront leur voie. Quatre parcours, quatre directions distinctes pour une même quête de bonheur.
Dès que les garçons ont posé les premiers jalons de ce que sera leur vie, l’auteur les abandonne pour les récupérer trente an plus tard, au terme d’une longue ellipse. Il peint un tableau saisissant de la société actuelle, à travers plusieurs caricatures mordantes, du monde de l’entreprise au petit cercle de la politique en passant par le milieu de l’art. Et pour nos héros, en fin de compte très attachants, c’est l’heure de dresser le bilan. Tous quatre ont accompli le plan qu’ils s’étaient fixé mais ne s’en trouvent pas pour autant satisfaits. A la crise d’adolescence succèdent les doutes de l’âge d’homme, à la jeunesse fougueuse une lente introspection. L’auteur analyse le poids inconscient de l’éducation dans la construction de son ego, les attaches qui lient l’individu à son passé, et il les confronte avec justesse aux choix conscients que l’on fait.
Confiant dans les capacités d’analyse et d’imagination de son lecteur, François Roux laisse ouverte sa réflexion mais esquisse les pistes d’un bonheur fait de renoncement et d’acceptation. Une manière, peut-être, de renouer avec le concept bouddhique de détachement.
Le Bonheur national brut, François Roux, éd. Albin Michel, 2014, 704 pages.