Boussole, Mathias Enard
Un musicologue orientaliste s’égare dans les méandres de ses souvenirs. Une œuvre absolument sublime.
Franz Ritter est un musicologue autrichien. Ritter est malade, moribond, il a sans doute été affecté par une bactérie au cours de ses multiples séjours en Iran, en Syrie, ou en Turquie. Cette nuit-là il n’en peut plus, il se débat dans son lit, ressasse sa vie, et sa vie c’est l’Orient. Il s’épanche, Alep, Téhéran, Palmyre ou Istanbul, la musique bien sûr, Sarah aussi, Sarah encore, cette universitaire française brillante qu’il aime et qui lui échappe depuis tant d’années, insaisissable, incompréhensible, mais si familière et si complice.
Boussole est une introspection pure et totale qui épouse chacune des pensées de l’homme malade, des pensées qui ne s’arrêtent jamais et s’étendent sans fin : un mouvement de Mahler, une considération sur la syphilis, un souvenir heureux, un regret, une anecdote, parfois drôle, parfois grave. Ainsi cet Iranien candide qui donna du Heil Hitler à Ritter lors d’une visite d’un musée de Téhéran. Ainsi cet universitaire français qui abusa d’une belle Iranienne en la faisant chanter, ou cet autre Français qui se fit iranien à force de s’assimiler et finit par se pendre dans le parc d’une clinique parisienne. Et il y a les souvenirs puissants, les actes fondateurs, Sarah encore, Sarah toujours, dont le corps et l’âme paraissent intimement liées à l’Orient, à ses contradictions, à ses fantasmes et ses promesses. C’est l’humiliation de l’hôtel Baron où Ritter trouve porte close. C’est la nuit de Palmyre où, surpris au petit matin alors qu’ils bivouaquent non loin du spectacle ahurissant du désert et des ruines, elle et lui se tiennent cachés sous une couverture, comme deux enfants, s’effleurent les mains, se serrent, se caressent, mais ne font rien.
Sarah, ou l’Occident égaré en Orient, ce que l’on nomme orientalisme, ce regard européen porté vers le Levant dans tous ses fantasmes, ses rêves, ses erreurs. Mais l’orientalisme est une construction des Occidentaux, il ne vit que dans leurs âmes. Français, Allemands et Européens l’ont inventé et l’ont même importé en Orient, au point qu’il est devenu une culture étrange, bizarre, exotique en ses propres terres.
Nous mêmes, au désert, sous la tente des Bédouins, pourtant face à la réalité la plus tangible de la vie nomade, nous nous heurtions à nos propres représentations qui parasitaient, par leurs attentes, la possibilité de l’expérience de cette vie qui n’était pas la nôtre ; la pauvreté de ces femmes et de ces hommes nous paraissait emplie de la poésie des anciens, leur dénuement nous rappelait celui des ermites et des illuminés, leurs superstitions nous faisaient voyager dans le temps, l’exotisme de leur condition nous empêchait de comprendre (…)
Enard déconstruit l’orientalisme avec lucidité, comme il en fait l’éloge le plus sincère. Car Boussole est une ode teintée de mélancolie, le produit d’un esprit brillant au fait de ses impostures. Bien conscient des motivations profondes de ces universitaires blancs-becs paumés en Orient, Ritter n’en comprend pas moins l’importance de leurs travaux : il se fait le chantre du métissage culturel, du dialogue inconscient avec les influences extérieures, qu’elles soient réelles ou fantasmées puisque, affirme-t-il, « (…) le génie veut la bâtardise (…) ».
Boussole, c’est aussi cette galerie de personnages secondaires, tous chercheurs épris d’Orient, malades d’Orient, attirés malgré eux, comme drogués. Pour Enard, l’orientalisme ne se décrète pas, il se subit : « Quelle maladie de désespoir avons-nous pu contracter ? (…)Dieu sait quelle pourriture de l’âme j’ai pu attraper dans ces terres lointaines. » Une mélancolie tenace parcourt les cœurs des expatriés, tous solitaires chevillés au Levant, mais une mélancolie étrange, lointaine et joyeuse. Parmi eux, Faugier s’abîme dans les plaisirs, les délices, les bas-fonds, l’opium, la prostitution, il se perd là où il avait fui, occidental malade de l’être et dont la culture d’origine, au retour, sera le tombeau. Bilger aussi, archéologue brillant qui sombre dans la folie, De Morgan, homme mûr au lourd passé qui connut la révolution d’Iran. Avec eux l’on compte encore le cortège des légendes dont Ritter se fait le griot, dans des récits enchâssés à la manière des Mille et une nuits, Annemarie Schwarzenbach, l’aventurière suissesse, ou Marga d’Andurain, la comtesse intrépide. Et il y a Delacroix, Balzac, Wagner…
Les phrases interminables d’Enard bercent et envoûtent, font sentir les odeurs du désert à Palmyre, des bivouacs et de l’opium. Elles donnent à entendre aussi, car Boussole est un roman où la musique est partout, dans le propos et dans le style. Subtil mélange des sens et de l’esprit, le roman de Mathias Enard nous plonge avec joie dans une folle érudition. Tout, dans Boussole, transpire le savoir, l’expérience et l’amour d’une culture qui fascine aussitôt. On aime être fâché avec les choix de l’académie Goncourt, mais on se réjouit de constater que le prix 2015 a récompensé un livre immensément beau et profond.
Mathias Enard, Boussole, Actes Sud, 2015, 480 pages
Photographie de Célian Faure
Merci pour cette superbe critique. Cela donne vraiment envie de lire tout en sachant que cette lecture ne sera pas aisée.
Cher Anonimo falafel (qui n’est pour nous pas si anonyme que ça…),
« Boussole » aurait tout pour te plaire… et te déconcerter, toi qui t’es égaré si souvent en Orient…
A très vite!