Après avoir triomphé deux fois à Berlin avec A propos d’Elly et Une séparation, respectivement Ours d’argent et Ours d’or, Ashgar Faradhi est enfin sélectionné à Cannes. Pour ce sixième long-métrage, l’iranien n’a pas choisi la facilité : le Passé a en effet été produit, réalisé et tourné à Paris, avec des acteurs français. Faradhi a écrit le scénario et les dialogues en farsi, puis les a fait traduire par sa fidèle interprète, également présente sur le tournage. Le risque était donc grand de voir le naturel de sa mise en scène entamé par une direction d’acteurs dès lors difficile. Par ailleurs, on pouvait légitimement se demander ce qu’il resterait de l’écriture du drame familial propre à Faradhi, une fois libéré de l’arrière-plan iranien. Pourtant, après projection, il est évident que l’exil n’a pas entamé le talent du réalisateur. En dépit de quelques maladresses, le film est une réussite. Tout commence par des retrouvailles dans un aéroport français. Marie attend Ahmad, qui débarque de Téhéran pour procéder aux formalités administratives liées à leur divorce, entamées depuis déjà plusieurs années. La séparation doit se conclure rapidement, puisque la jeune femme attend un enfant de Samir, son nouveau compagnon. Cette première scène contient tout le propos du film : les deux personnages se ratent presque, ils tentent de se parler mais ne s’entendent pas, séparés par une vitre, qu’on devine symbolique. Cette séquence, très forte, est annonciatrice de ce qui va suivre : Le passé met en effet en scène le drame d’une famille gangrénée par les non-dits. Le film est construit comme une tragédie moderne, dans laquelle l’incommunicabilité joue le rôle de puissance funeste. Ahmad arrive dans cette famille au moment de l’acmé, le moment le plus aigu de la crise tel qu’on l’entend dans la tragédie grecque :...
Mud, Jeff Nichols
écrit par Marie Fernandez
Le troisième film de Jeff Nichols, après Shotgun Stories et Take Shelter, témoigne à nouveau du talent du jeune réalisateur. Il se traverse comme un beau roman d’aventures, dont on ne cesse de découvrir la profondeur et dont on se rappelle les personnages avec émotion, notamment grâce aux interprétations de Tye Sheridan et Matthew McConaughey. Ellis et Neckbone, à l’instar de Tom Sawyer ou Huckleberry Finn, vivent sur les bords du Mississipi. Pas d’école, peu de scènes en ville : les deux adolescents apprennent la vie en pleine nature, dorés par la lumière du fleuve. L’aventure commence par un rêve d’enfants. Les garçons partent à la découverte d’une île dont le trésor serait un bateau échoué au sommet d’un arbre. Mais la cabane est déjà occupée par un mystérieux Robinson, qui dit attendre sa bien-aimée et demande l’aide des garçons pour se ravitailler. Neckbone veut partir, ne voyant en lui qu’un « clochard » ; Ellis, lui, s’attache. Ainsi leurs vies se mêlent-elles à celle de l’étranger au nom énigmatique : Mud. La rencontre survient à un moment critique pour Ellis puisque ses parents sont sur le point de se séparer, avec pour conséquence la destruction de la maison familiale au bord du fleuve. Le père confesse son échec à « prendre les choses en main » et incite son fils à se méfier du sentiment amoureux. C’est l’effondrement d’un monde : l’amour n’est pas éternel, le père n’est pas un héros, et il faut supporter la douleur de perdre pour toujours ce qui nous est cher. Dans ce paysage crépusculaire, Mud surgit comme une promesse inouïe : on peut devenir adulte et conserver intactes les croyances de l’enfance. Parce que l’étranger est le seul à ne pas avoir « baissé les bras » dans sa passion pour une certaine Juniper, Ellis se montre prêt...
The Grandmaster, Wong Kar Wai
écrit par Célian Faure
En 1936, Ip Man, un maître de Win chu, variante du Kung Fu, mène une vie paisible à Foshan, entre sa famille et sa passion pour les arts martiaux. Mais Gong Boasen, grand maître de l’ordre des arts martiaux chinois, décide de se retirer. Il a déjà désigné Ma San pour représenter le Nord, et cherche désormais un digne successeur pour le Sud. Ip Man est choisi par ses pairs et doit se confronter au grand maître Boasen. À cette occasion, il rencontre Gong Er, la fille de ce dernier, elle-même maître du style Ba Gua. De cette rencontre naissent respect et sentiments réciproques. Quelques temps plus tard, la vie d’Ip Man est bouleversée par le conflit sino-japonais. De son côté, Gong Er poursuit son désir de venger son père, assassiné par Ma San. Le nouveau film de Wong Kar Wai reproduit obstinément l’esthétique et les thématiques centrales du cinéaste hongkongais. On retrouve ainsi une photographie magistrale jouant sur le flou, le clair-obscur et le mouvement. La mélancolie des personnages est notamment relayée par les nombreuses scènes ralenties, fragmentées, par les gros plans décalés et une musique toujours traînante, indolente, qui exploite au mieux l’essence du violoncelle. Le plaisir esthétique est indéniablement là. Wong Kar Wai ne se renouvelle pas, ou peu. Faut-il s’en plaindre ? Là où le cinéaste surprend, c’est lorsqu’il parvient à réconcilier action et contemplation. Wong Kar Wai transpose en effet sa maîtrise du cinéma contemplatif sur les nombreuses scènes de combat que compte l’œuvre. Car le kung fu filmé par ses soins n’est ni exaltant ni spectaculaire. Il réussit à l’intégrer à sa manière, et le spectateur le contemple comme il se délecte d’une scène méditative. Won Kar Wai coupe son film en deux grandes époques, séparées par une décennie...
Promised Land, Gus Van Sant
écrit par M. Fernandez et M. Devers
Avec Promised land, Gus Van Sant aborde le sujet actuel et épineux de l’extraction du gaz de schiste, sujet qui, au cœur d’un questionnement sur la dépendance énergétique, suscite des prises de position souvent violentes et manichéennes. Aux Etats-Unis, le débat est au cœur du mandat Obama. Le réalisateur de Will Hunting et d’Elephant ne se lance pas, on s’en doute, dans un documentaire sur la question ; entre ses mains, le débat écologique est davantage le prétexte à une réflexion sur la démocratie à l’américaine. Résumons. Deux employés d’une grande firme spécialisée dans l’extraction du gaz de schiste, Global, parcourent des campagnes américaines sélectionnées pour de potentiels gisements, afin de convaincre les habitants de laisser l’entreprise exploiter leurs terrains. Le duo de commerciaux est bien rodé : Steve Butler, chef d’équipe en pleine ascension professionnelle, est accompagné de Sue, une battante à l’esprit délicieusement caustique. Pourtant, lorsqu’ils se rejoignent pour leur énième mission dans une petite bourgade de campagne, rien ne se passe comme prévu. Deux figures grippent le système : un professeur du coin, ancien ingénieur, qui alerte la population ignorant les risques de l’extraction du gaz par fracturation hydraulique, et un écologiste « parachuté », qui dénonce à coups d’images chocs les méfaits d’une telle exploitation. Cette mission retorse, durant laquelle les ratés s’enchaînent jusqu’au comique, est finalement l’occasion d’une prise de conscience chez le personnage principal. On s’attend à retrouver l’habituelle distribution des débats, plaçant d’un côté industriels et exploitants cupides, de l’autre écologistes radicaux. Or, le réalisateur s’attèle à introduire un peu d’ambivalence au pays des opinions tranchées et des caricatures faciles. Le premier parti-pris de Gus Van Sant consiste à faire en sorte que le spectateur s’identifie à Steve Butler, le présumé coupable, représentant d’une firme qui s’enrichit en exploitant le gaz de schiste. Nous sommes de son côté dès la première scène du film : Steve s’asperge le visage d’eau dans les toilettes d’un restaurant, visiblement stressé par un rendez-vous professionnel. Alors que son employeur lui demande la clé de sa réussite, il explique avec sincérité être comme les gens qu’il démarche car il a grandi dans le même genre de petite ville. Sans arrogance ou mépris apparent, Steve est par bien des aspects le prototype du bon gars, simple et souriant. Il répète d’ailleurs à la jeune institutrice qu’il veut séduire : « I’m not a bad guy ». Assez vite, on comprend que son engagement chez Global est lié à sa jeunesse dans une région sinistrée : l’exploitation du gaz de schiste est à ses yeux la seule façon pour ces provinces de ne pas mourir à petit feu. Ainsi se forge notre sympathie à l’égard du personnage, sympathie d’autant plus troublante qu’on ne s’attendait pas à l’éprouver. L’ambivalence de Steve s’accroît au fil des révélations sur ses pratiques de vente – corruption, mensonges, intimidation – qui correspondent plus à notre représentation type du V.R.P. peu scrupuleux, mais constituent, dans la logique du personnage, les petits moyens au service d’un noble projet. De la même façon, la figure de l’écologiste n’est pas très enthousiasmante : Dustin Noble travaille seul, utilise les mêmes stratégies d’intégration que ceux qu’il combat, tombe facilement dans les excès et le spectaculaire (on pense notamment à sa démonstration devant des bambins apeurés sur les méfaits du gaz). On apprendra finalement qu’il n’est qu’une création de toutes pièces de Global. Gus Van Sant nous fait ainsi circuler d’une figure à l’autre du débat pour comprendre chaque position et critiquer ses dérives. Premier point d’une réflexion sur une démocratie plus saine et plus constructive. L’autre point phare de cette réflexion réside dans la mise en lumière de l’extrême pauvreté du débat démocratique. A l’image d’un jeu politique médiatique à plus grande échelle, tenants et opposants du projet d’exploitation ne se situent que dans des activités de communication publicitaire et de lobbying, n’envisageant pas un instant d’argumenter sur le fond du problème de façon rationnelle et éclairée. Quand Steve ne met en...
Syngué Sabour, Atiq Rahimi
écrit par Guillaume Moreau
Avec Singue Sabour, Atiq Rahimi se méprend lourdement : il ne veut pas faire du cinéma, mais « faire cinéma », comme quelqu’un qui voudrait « faire jeune » ou « faire moderne ». Entre les deux attitudes, il y a un gouffre, dont on mesure la profondeur à l’ennui qu’il suscite chez le spectateur.Tout est donc fait dans le plus strict respect des règles de l’art. La caméra se fige et saisit une lumière diaphane lors de scènes méditatives. Elle tremble lorsqu’il faut signaler l’angoisse, la peur, la violence. Les séquences se terminent par un beau tableau où lumière, personnages, objets sont scrupuleusement positionnés. Malgré cet effort, ou plutôt à cause de cet effort pour prouver qu’on fait du cinéma, l’adaptation est ratée. Et ce n’est pas la faute à cette histoire plutôt ingénieuse d’une femme afghane qui se libère par la parole. Incarnée par la très belle Golshifte Farahani, une épouse profite du coma dans lequel son mari – un héros de guerre – est plongé, pour lui raconter toute la vérité sur sa vie, ses mensonges, ses doutes, ses désirs les plus intimes comme elle n’avait jamais pu le faire de « son vivant ».Le film prend donc l’allure d’un long monologue entrecoupé de scènes de la vie sous les feux du conflit à Kaboul. Le problème réside dans le fait que Rahimi n’a pas l’intelligence cinématographique pour filmer ce dialogue en huis-clos avec un quasi-mort et le tout prend une allure didactique, que la réalisation maniérée et le jeu appuyé des acteurs viennent renforcer. Rahimi n’a pas réussi à produire des images qui auraient une force de suggestion par elles-mêmes, il a simplement mis en images son texte : nous, spectateur, sommes obligés de subir une récitation pénible agrémentée de quelques séquences de vie sans grand d’intérêt. Passez votre chemin ! Date de...
Happiness Therapy, David O. Russell
écrit par Célian Faure
Pat Solatano est maniaco-dépressif. Tout juste sorti de l’hôpital dans lequel il était interné, il a une obsession : reconquérir la femme qui l’a trompé mais dont il se croit très amoureux. Il rencontre Tiffany, jeune femme perturbée par la mort de son mari. Celle-ci lui propose de l’aider à reconquérir son amour perdu s’il accepte d’être son partenaire pour un concours de danse. Avec Happiness Therapy, David O. Russell se frotte au genre très british de la comédie romantique. Ne ménageons aucun suspense, il s’y vautre de façon assez lamentable. Car le film n’est pas à la hauteur de ses prétentions dont la première d’entre elles est d’être drôle. Les gags sont lourdauds, convenus, souvent pathétiques. Ils conviendraient fort bien aux amateurs de teen movies américains, mais le problème est que le film n’a pas cette modestie. Et le comique pop-corn dans tout ce qu’il a de plus exaspérant se déverse à nos pieds. Les acteurs en prennent aussi pour leur grade : Bradley Cooper s’agite, gesticule, fait le fou, nous explique qu’il est drôle. A tel point que l’on est gêné pour lui. Jennifer Lawrence, crie, pleure, remue dans tous les sens, multiplie les doigts d’honneur. Elle nous montre qu’elle est hystérique, oui, mais pleine de sensibilité. Rappelons qu’elle a obtenu l’Oscar de la meilleure actrice pour cette prestation innommable. Il suffit visiblement de vociférer en se roulant par terre afin d’être récompensé outre-atlantique. Le scénario n’arrange rien : il est convenu, pauvre, prévisible. L’intrigue repose sur les sentiments refoulés de Pat pour Tiffany. Mais à la fin, l’amour triomphe. Quand Russell tente de nous surprendre, c’est pour livrer un coup de théâtre à ce point convenu qu’on s’en veut de ne pas l’avoir vu arriver. Le tout culmine avec la scène de bonheur familial...
Lincoln, Steven Spielberg
écrit par Célian Faure
Avec Lincoln, Steven Spielberg renoue avec son penchant pour la grande Histoire. Après avoir filmé le débarquement dans Il faut sauver le soldat Ryan et traité l’esclavage dans Amistad, le voici qui s’attèle à la figure du légendaire président des Etats-Unis au moment du vote du Treizième amendement abolissant l’esclavage. Si Lincoln est une chronique réussie de la vie politique américaine, le traitement de la matière historique pose problème. Qu’il le veuille ou non, le réalisateur aux prises avec ce genre livre au public une leçon d’Histoire. Il doit à celui-ci de marquer une distance avec son objet d’étude et de l’interroger. Sans cela, il prend le risque d’influencer insidieusement le spectateur en le délestant de son sens critique. Ne nous trompons pas : il s’agit ici d’essayer de distinguer le biopic de qualité de l’apologie facile, banale et peu stimulante. Et, malheureusement, ce Lincoln appartient à la seconde catégorie. Spielberg ne fait pas l’économie de pathos ni d’effets grossiers. Il souligne les émotions à grandes doses de musique, joue sur les points de vue, manie à sa guise les tempéraments de ses personnages, berce finalement le spectateur là où il faudrait le tenir éveiller et nourrir sa réflexion. Ces procédés sont contestables dès lors que l’on traite d’Histoire puisqu’ils dissimulent au moins un point de vue culturellement marqué, au plus une interprétation personnelle. Le genre historique réclame de ne pas virer au panégyrique sans quoi il floue le spectateur : il se fait passer pour un travail d’historien alors qu’il n’est qu’un film de divertissement. Cet écueil accompagne en outre une conception étriquée de l’Histoire. On peut notamment déplorer les excès de solennité dans des discours à l’occasion desquels le temps semble s’arrêter. Encore, Lincoln disparaît dans l’ombre, prend la pose, change d’opinion dans un...
Django Unchained, Quentin Tarantino
écrit par Guillaume Moreau
Y avait-il encore quelque chose à attendre d’un film de Tarantino en 2013 ? Après Inglorious Basterds, parodie médiocre et longuette des films de guerre, après le diptyque Kill Bill, à l’imagerie léchée mais au propos sans intérêt, pouvait-on encore espérer de ce goinfre insatiable de séries B autre chose qu’une énième caricature et qu’un hommage décalé au western ? On se rend donc à reculons à ce Django Unchained et on en ressort avec le sentiment que Tarantino a enfin réalisé son premier film personnel, sans perdre pour autant sa capacité à jouer avec les codes des genres. Son habileté scénaristique, son art de filmer sont enfin au service d’un vrai propos, d’une vraie pensée sur le sujet central du film, l’esclavage. Django, noir asservi, est affranchi par King Schultz, un chasseur de primes humaniste, interprété par le toujours surprenant Christopher Waltz. A eux deux, ils entreprennent de racheter Brumhilda, la femme de Django, possédée par Calvin Candie (L. di Caprio). Pour ce faire, ils se font passer pour deux esclavagistes, Django tenant le rôle du bras droit, du conseiller. Avec Tarantino, on n’y coupe pas, on a droit comme à l’accoutumée aux scènes dialoguées tortueuses, aux combats sanguinolents, aux pastiches cinématographiques appuyés, à l’instar de ces zooms rapides sur un personnage, typiques des westerns spaghettis des 70s. Et, comme d’habitude, on prend plaisir à repérer les références, les citations cinématographiques que sème le réalisateur… A la différence près qu’ici cette mécanique bien huilée ne tourne pas à vide. Django, déchainé, ivre de vengeance, est un personnage vraiment héroïque, admirable dans son combat : on s’identifie, on l’aime, on le prend en pitié. Là où Tarantino fait fort, c’est que son protagoniste est animé d’une profonde ambiguité. Django ne lutte pas en premier lieu pour la...
Zero Dark Thirty, Kathryn Bigelow
écrit par Célian Faure
Zero Dark Thirty est le récit de la traque d’Oussama Ben Laden par un groupe de la C.I.A. jusqu’à son exécution en 2011. Un agent particulièrement tenace, Maya, enjoint ce groupe à ne pas abandonner l’enquête et parvient à remonter la piste jusqu’à la demeure fortifiée d’Abbottabad. Il y avait fort à craindre d’un tel sujet tant il était aisé de s’y fourvoyer. Cependant, Kathryn Bigelow réalise une œuvre haletante qui brille par son intelligence et sa subtilité. La première qualité du film est d’éviter tout jugement moralisateur. Zero Dark Thirty n’est pas un film politique et n’a pas de prétention didactique. On a beaucoup glosé sur la représentation de la torture – certains parlent de polémique – mais l’on a eu tort d’affirmer qu’il s’agissait là d’un thème central du film. Car si la torture est présente, c’est simplement parce qu’elle fait partie de l’enquête. Bigelow prend soin de montrer les faits tels qu’ils sont et laisse les spectateurs juger par eux-mêmes. L’acte de torture n’est donc pas mis en scène pour apitoyer ou dégoûter. Les tortionnaires ne sont ni dénoncés ni excusés. Le spécialiste des « interrogatoires », Dan, joué par Jason Clarke, est plutôt sympathique, en tout cas banal. Il n’est ni un fonctionnaire zélé, obtus, type Eichmann, ni un sadique type Klaus Barbie. Il fait le sale boulot jusqu’à éprouver le besoin de se retirer. Belle audace qui assure que la torture n’est pas le fait d’êtres immoraux, lâches ou obéissants, mais qu’elle nécessite une accoutumance pour évacuer le dégoût qu’elle suscite d’abord et qui toujours est susceptible de réapparaître. L’objectif moral que la torture paraît viser tend à la rendre acceptable, voire nécessaire aux yeux de ses exécutants qui s’habituent à elle assez rapidement. Interdiction, donc, de juger l’humanité de ceux...
Alceste à bicyclette, Philippe Le Guay
écrit par Marie Fernandez
Alceste à bicyclette : faut-il imaginer une incarnation familière et bucolique du vitupérant personnage de Molière ? C’est en effet ce que semble avoir dégoté Gauthier Valence, acteur à succès d’une série TFI, lorsqu’il débarque sur l’île de Ré pour persuader une vieille connaissance, Serge Tanneur, de jouer avec lui dans sa prochaine mise en scène du Misanthrope. Les deux hommes sont a priori tout désignés pour camper le couple improbable Alceste/Philinte, figures contraires qui s’attirent et s’irritent. Gauthier, quadragénaire argenté bien fait et bien mis, vit à Paris où il baigne dans le milieu du cinéma et de la télévision. Il jouit d’une célébrité certaine grâce à son rôle-titre dans une série médiocre qui, certes, ne semble pas satisfaire ses exigences artistiques mais lui octroie richesse et reconnaissance tout en lui permettant de mener ses propres projets. Serge, lui, a aussi été un acteur renommé mais a tout abandonné après la trahison d’un ami producteur ; il a trouvé à l’île de Ré cet « endroit écarté » rêvé par Alceste, ne voit personne, se réjouit de ne pas être raccordé au tout-à-l’égout du commun des mortels et envisage régulièrement une vasectomie pour être sûr de ne pas contribuer à la préservation du genre humain. Nul besoin de composer donc, Serge et Gauthier incarnent déjà, dans une mise en abyme qui n’est pas sans intérêt, les positionnements d’Alceste et Philinte à l’égard non plus des hypocrisies de Versailles mais des compromissions du monde du spectacle. Pourtant, pour plusieurs raisons, la distribution reste l’enjeu fondamental tout au long des répétitions qu’amorcent les deux acteurs sur l’île avant de se lancer pour de bon dans l’aventure. Gauthier et Serge sont tous deux pleins du désir de briller dans le rôle-titre d’Alceste ; ils s’arrangent au début en convenant de jouer en alternance les deux rôles masculins – ce qui serait en effet novateur et enrichirait la lecture du personnage – mais la pulsion narcissique de chacun, coriace, génère de nombreux conflits. Ainsi, lorsque c’est au tour de Gauthier d’incarner le misanthrope, Serge ne peut se retenir de critiquer son interprétation et profite d’une erreur de texte de son partenaire pour lui démontrer qu’étant trop policé, il n’est pas fait pour le rôle. Toutefois, l’enjeu de la distribution tient aussi à des questions d’identification. Gauthier semble certes coller au personnage de Philinte mais rêve profondément d’être cet Alceste exigeant et intraitable auquel il a renoncé dans sa vie. L’incarnation du rôle constituerait pour lui un espace de reconnaissance crucial. Cette réflexion sur l’étape clé de la distribution est de toute évidence au centre du film et se développe jusqu’à la fin de façon juste et éclairante. En effet, les deux acteurs ne franchiront pas cet obstacle. Serge, blessé par un revers amoureux, finit par se confondre entièrement avec le personnage d’Alceste ; alors que tous les acteurs du projet sont réunis en vue de signer les contrats, il débarque en costume et fustige les hypocrisies du milieu. Telle aura été la grande scène de son Alceste, la seule. Gauthier continue seul l’aventure et s’octroie, sans scrupule désormais, le rôle du misanthrope. Mais le soir de la première, à Paris, on le découvre butant sur le même passage travaillé en répétition : à l’instant de l’incarnation, le poison de l’interdit posé par Serge – tu n’es pas fait pour le rôle – lui remonte à la bouche et l’acteur reste pétrifié. Le réalisateur propose donc un scénario original, qui met à vue un processus de répétition – ce qui est plutôt rare au cinéma -, et en profite pour creuser une question peu abordée. Pour autant, le film est assez décevant. On aurait aimé qu’il profite des temps de répétition entre les acteurs pour évoquer d’autres interrogations propres au travail théâtral – le problème de la diction de l’alexandrin, fondamental lorsqu’on se confronte à un texte classique, est par exemple discuté trop rapidement. Par ailleurs, la direction de Fabrice Lucchini et...
The Master, Paul Thomas Anderson
écrit par G. Moreau et M. Devers
A la sortie de The Master, dernier film de Paul Thomas Anderson, il demeure une étrange sensation : celle d’être passé à côté d’un grand film. Tous les ingrédients semblent pourtant réunis : un réalisateur qui a atteint des sommets avec son film précédent There will be blood, des acteurs doués campant remarquablement leurs personnages, une photographie extraordinaire, des séquences d’une beauté stupéfiante, une bande-son très juste, une nouvelle fois réalisée par le guitariste du groupe Radiohead, Jonny Greenwood, un sujet d’ampleur laissant entrevoir une nouvelle partition majeure. Enthousiasmé par la beauté de l’œuvre, par ses comédiens, soulevé par trente premières minutes ahurissantes, le spectateur ressent pourtant une frustration évidente : on ne trouve pas grand chose à tirer de ce film. Freddy Quell, joué par Joaquin Phoenix, est démobilisé à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. C’est un homme bestial, profondément perturbé par la guerre qui s’achève, inapte aux sentiments et obsédé par un désir sexuel qu’il est incapable d’assouvir. Anderson dresse un sublime portrait en actes de ce soldat inadapté aux temps de paix. D’abord sur une plage du Pacifique avec sa compagnie, puis photographe dans une galerie marchande, plus loin lors d’une beuverie entre ouvriers, chaque séquence, sublime, illustre le décalage d’un homme déphasé. L’excellence de cette entrée en matière se poursuit avec la rencontre du Master, Lancaster Dodd (Philip Seymour Hoffman), dont Anderson s’attache à nous présenter les ressorts psychologiques : homme d’une grande animalité quant à elle maîtrisée, jouissant d’être entouré, admiré, célébré. Lancaster Dodd est à la tête d’une secte, lui qui aurait découvert la vérité quant à la nature humaine. Sa théorie est fumeuse, grossière, confectionnée à partir de bribes de bouddhisme et de psychanalyse. Tout de suite séduit par Quell, Dodd le prend sous son aile. Il ne se départira pas de...
Le Hobbit: un Voyage inattendu, Peter Jackson
écrit par Célian Faure
Le moins que l’on puisse dire, c’est que ce Hobbit a été attendu au tournant. L’appât du gain facile, après le succès du Seigneur des Anneaux, a en effet rendu son existence éminemment suspicieuse aux yeux des gardiens de l’esprit de Tolkien ou des pourfendeurs de l’industrie cinématographique. Ajoutez à cela la relative brièveté du roman de Tolkien confrontée à l’annonce tardive d’une nouvelle trilogie, et la coupe des sceptiques était pleine. Soyons clairs, Le Hobbit, récit picaresque par excellence, n’intéressera pas ceux que la première trilogie de Jackson a laissés froids. Mais il ravira sans doute tous les autres. L’univers de Jackson et sa volonté toujours intacte de respecter l’œuvre de son maître demeurent impeccables. Plus encore que pour la première trilogie, dont la lourdeur mystique et le propos grave faisaient planer un sentiment tout sauf enfantin, il faut se livrer innocemment à cette œuvre pour la goûter pleinement. Voilà donc ce qui se fait de mieux dans le divertissement grand public. Avec Le Hobbit, on rêve, véritablement. Gageure à une époque où l’imaginaire fait souvent défaut à nos artistes. Gageure car l’entertainment est suspect, voire tricard, depuis la floraison des dénonciateurs de complots capitalistes des années soixante. Gageure, enfin, parce que de nombreux films de « divertissement » prennent effectivement leur public pour des idiots et livrent d’innommables navets sans intérêt. Le genre du divertissement, au cinéma, est sans doute paradoxalement le plus délicat à manipuler. La présente critique pourrait s’arrêter ici, tant cette excellence-là suffit à justifier l’œuvre de Jackson. Trolls, géants de pierre, aigles fabuleux, les créatures imaginaires et les situations ubuesques fourmillent dans le film. Une compagnie de Nains part en quête de son territoire originel, occupé par la force depuis longtemps par le terrible – et pour l’instant non visible...
Les Bêtes du sud sauvage, Benh Zeitlin
écrit par Guillaume Moreau
Dans le bayou où vivent Hushpuppy et son père, tout est poisseux, humide, sale et joyeusement délabré. Là, au milieu d’une petite communauté de marginaux, qui refusent le monde moderne, coupé du rapport direct à la nature, l’homme est comme l’animal : Hushpuppy joue, dort, mange avec les bêtes qui l’entourent et composent son jardin quotidien. Bientôt, la petite, en colère contre son père, le frappe en plein cœur et s’imagine que cette agression déclenche ce que l’on soupçonne être l’ouragan Katrina. Quoiqu’il en soit, la fillette, son père et quelques irréductibles de la communauté se réveillent au milieu des ruines de leur bidonville, submergé par les eaux… Ce grand changement est le point de départ de nouvelles aventures pour la petite : accompagner son père jusqu’à la mort, apprendre la survie, retrouver sa mère, mystérieusement disparue. Les Bêtes du Sud Sauvage a l’allure d’un conte initiatique. Benh Zeitlin s’empare de cette forme pour habilement estomper les limites entre le réel et l’imaginaire. C’est la grande force du film, de mêler un réalisme forcené avec les rêves et les peurs de la petite, figurées par de monstrueux et gigantesques aurochs, qui tout au long du film, se rapprochent dangereusement de la communauté. Mais la vie réelle est elle-même plus étrange encore lorsqu’on y a pour guide un père comme celui d’Hushpppy. Il maugréé, dévore, rit, danse, injurie, se bat contre la tempête à coups de fusil. Dwight Henry est fascinant dans ce rôle et charrie avec lui l’énergie et le dynamisme qui irradient en permanence le film. Zeitlin épouse cette vie perpétuellement mouvante avec sa caméra, toujours à l’épaule, instable et flottante à l’instar des eaux que parcourt la petite famille. Ce que l’on prend au départ pour un tic un peu vain de jeune réalisateur...
Au-delà des collines, Cristian Mungiu
écrit par Célian Faure
Alina vient retrouver Voichita, son ancienne amante et confidente rencontrée pendant leur enfance dans un orphelinat roumain. Mais celle-ci semble avoir emprunté un tout autre chemin que le sien. Voichita vit désormais dans un couvent et se voue à la vie communautaire, dans une foi chrétienne autoritairement professée par la voix du prêtre. Alina, troublée, tente alors de récupérer l’amie qu’elle considère comme son unique famille, jusqu’à sombrer dans l’hystérie et subir la barbarie inconsciente des membres du couvent, dont la vie a été bousculée par l’intrusion de cette brebis galeuse. Le dernier film de Cristian Mungiu, lauréat de la Palme d’or cannoise en 1997 pour 4 mois, 3 semaines, 2 jours, n’est pas une énième œuvre sur le thème rebattu de l’amour opprimé par une religion rétrograde. Bien plus que cela, il est un film politique, mystique, témoin d’un lieu et d’une époque, dont le huis clos du petit couvent au delà des collines est un révélateur. Evidemment, la religion tient un rôle majeur. Elle est cependant traitée comme une variable potentiellement génératrice de troubles, sans pour autant être dénoncée pour elle-même. Finalement, ce sont davantage les faits sociaux et les héritages culturels cristallisés au sein de cette communauté orthodoxe qui constituent l’intérêt d’un tel choix. Tout se passe comme si la religion était un refuge un peu vain, un peu ridicule, suranné, dans lequel se déploient des enjeux qui la dépassent allègrement. Ainsi, Au-delà des collines ne joue pas dans la même catégorie qu’un film tel que The Magdalene sisters. Alina au couvent, c’est la rencontre deux mondes qui se méprisent. La modernité dans sa détresse et ses ratés – Alina – face à un monde désuet, perdu, fantasmé mais réconfortant – le couvent – qui est prêt à sacrifier la réalité...
Amour, Michael Haneke
écrit par Célian Faure
Amour est un très beau film sur l’intimité d’un couple octogénaire à l’épreuve de la déchéance physique et de la mort. Lorsqu’Anne est victime d’une attaque, sa vie et celle de son mari Georges – formidable Jean-Louis Trintignant – basculent. D’abord simplement diminuée physiquement, marquée par une lucidité sombre dissimulant une sourde terreur de la mort, Anne, après une seconde attaque, se mue en grabataire démente. Haneke nous force à pénétrer dans un quotidien exécrable et à répondre à ces terribles questions : comment accepter les cris, les excréments, les puanteurs ? Quelle place donner à tout cela et à l’immense chagrin occasionné par ce spectacle ? Que faire lorsque l’amour est mêlé au dégoût et à l’extrême usure nerveuse ? Questionnement terrible puisque désormais universel, tant mourir en usant le corps aux confins de la vieillesse devient une norme à laquelle la plupart d’entre nous seront confrontés. En embarquant le spectateur dans l’intimité du couple, Haneke nous rend capables de comprendre véritablement la lutte quotidienne de Georges, et avec lui de tous ceux qui s’occupent avec opiniâtreté des mourants. Le réalisateur paraît opposer deux types de témoins. D’un côté il y a ceux qui comprennent ce quotidien pour l’avoir vécu, c’est-à-dire Georges et nous, spectateurs transformés en petite souris. De l’autre côté, il y a les proches du couple, témoins extérieurs, tels ce pianiste virtuose en visite ou leur fille Eva. Ceux-là sont victimes d’une vision parcellaire et fugitive de la situation, et leur jugement est difficilement supportable pour Georges. Eva, moralisatrice, cherche pathétiquement « une solution meilleure » qu’elle n’ose nommer, cependant qu’elle n’est tout simplement pas capable d’affronter cette difficile expérience de fin de vie. Cet authentique tabou, le couple s’y enferme, ou plutôt y est enfermé. Georges rend d’ailleurs concrète cette extrême réclusion, cette incapacité des...