Dans un spectacle fort et émouvant, Thomas Ostermeier s’empare du récit sociologique et autobiographique de Didier Éribon pour affirmer la force d’engagement du théâtre. Le directeur de la Schaubühne de Berlin relève avec brio la gageure de mettre en scène ce texte que rien a priori ne destinait au théâtre. A la mort de son père, qu’il avoue n’avoir jamais aimé, Didier Éribon retourne dans sa ville natale, Reims. Il y retrouve sa mère, les quartiers ouvriers, les usines à présent désaffectées, des racines reniées. La honte qui fut sienne aussi, celle de son homosexualité dans un milieu profondément homophobe, celle de ses origines prolétaires. Le sociologue est enfin prêt à une forme de réconciliation, une acceptation tout du moins, il fait face au chemin parcouru : existe-t-il un lien entre l’affirmation de son homosexualité et son ascension sociale ? Celle-ci n’est-elle pas finalement la seule réponse qu’il sut trouver pour assumer sa sexualité ? Des questions sur sa double trajectoire émergent et font naître une réflexion politique et sociologique sur les catégories sociales et leurs représentations, plus particulièrement sur la classe ouvrière et son virage spectaculaire d’un vote communiste à un vote extrême droite. Didier Éribon sonde la responsabilité de la gauche, l’accuse d’avoir oublié ceux qu’elle défendait, de s’être pervertie une fois au pouvoir. Dans un studio d’enregistrement de banlieue, une actrice – formidable Irène Jacob – enregistre la voix off d’un film documentaire sur Didier Éribon : une lecture de son essai Retour à Reims. Le réalisateur et le régisseur ne semblent – au départ – que des figurants, isolés dans une régie sur scène. Le film, tourné par Ostermeier avec la participation de Didier Eribon, est projeté sur grand écran en fond de scène et donne corps aux mots : images de la province honnie, de ses habitants, de ses quartiers défavorisés, mais aussi très émouvante visite à sa mère. « Il m’a paru important de rendre compte, concrètement, de la dimension autobiographique de ce livre. Pour cela, nous avons réalisé un film documentaire, sommes allés à Reims avec Didier Éribon, chez sa mère, dans sa cuisine, mais aussi dans certaines rues de Paris… » explique le metteur en scène. Pour autant, le film n’illustre pas mais prolonge le récit autobiographique. Le dispositif déconcerte tout d’abord un peu : le spectacle consiste-t-il en une lecture ? La distanciation qu’offre cette mise en scène, ainsi que la lecture d’Irène Jacob au rythme des images, font affleurer la sensibilité de ce très beau texte. L’émotion s’installe. L’actrice s’interrompt soudain et remet en question les choix du réalisateur. Le spectacle se dévoile : l’œuvre d’Éribon constitue le point de départ d’une réflexion qui se livre en partie sur scène et qui vient aussi interroger la dimension politique du théâtre. Les luttes d’hier se mêlent alors aux luttes d’aujourd’hui. La parole d’Éribon s’efface, laisse place à celle des acteurs, à leurs propres questionnements et à leur propre histoire. A la question « comment faire du théâtre engagé aujourd’hui ? » Thomas Ostermeier répond par ce spectacle multiple, à la fois lecture et film documentaire, qui mêle réflexion politique et histoires personnelles. Retour à Reims, d’après Didier Eribon, mise en scène Thomas Ostermeier, 1h55, à Lyon, aux Célestins jusqu’au 25 janvier...
Instable, Nicolas Fraiseau
écrit par Marie Fernandez
Nicolas Fraiseau est un jeune artiste circassien sorti du CNAC (Centre National des Arts du Cirque) en 2016. Lors du spectacle de fin d’école, il est remarqué par Christophe Huysman, metteur en scène de la compagnie Les Hommes Penchés ; celui-ci décide alors d’accompagner le jeune machiniste dans son premier projet professionnel. Ainsi naît et se développe Instable, une forme solo époustouflante, à la fois drôle et grave, où Nicolas Fraiseau rêve d’un point de stabilité dans un monde mouvant et incertain, toujours au bord de l’effondrement. Lorsque Nicolas Fraiseau entre dans le cercle formé par les spectateurs sous la grande verrière des Subsistances, il semble débarquer dans le merdier du monde. Au centre du cercle, un vaste plateau fait de planches disjointes et bancales, tenues tant bien que mal par quelques clous qui ne cessent de sauter. Peu effarouché par la nature accidentée du terrain, le jeune homme se retrousse les manches et rafistole son radeau à la va comme je te pousse : un pneu par ci, un clou par là. En vain, ça pète de tous les côtés. Le clown n’est pas loin, à chercher des solutions de misère face aux accidents de la vie. On ne pourra pas faire mieux, le monde est tel qu’il est, tout de guingois. C’est sur ces fondations instables que Nicolas Fraiseau entreprend de planter son mât chinois, sorti d’on ne sait où en pièces démontées. Commence alors une incroyable épopée au cours de laquelle, sans jamais renoncer, le jeune homme assemble, chute, remonte, tend des fils, chute, remonte, resserre, chute encore et encore. De toute son énergie, au prix de risques ahurissants, il bâtit. Une tour de Babel pour croire en l’homme? Une vergue qui donne un horizon? Les images jaillissent de ce merdier, tandis que nous rions, sursautons, rêvons, pleins de tendresse pour ce bricoleur alchimiste. Tout le spectacle réside dans ce mouvement acharné vers le point le plus haut du mât, ce point où l’artiste pourra se tenir debout, au-dessus de tout ça, stable (enfin comme on peut l’être sur une plate-forme de cinquante centimètres). « La possibilité d’une île », comme dirait Houellebecq. Ainsi, cette forme d’une heure et quart consacrée au mât chinois n’offre que peu de temps à la pratique en elle-même du mât. L’agrès, son ancrage, est la quête du spectacle, il est ce qui permet de s’élever et d’accéder à une stabilité que n’assure plus le sol. De temps à autre pourtant, pour tester la fermeté de sa tour d’ivoire, Nicolas Fraiseau s’octroie des temps de respiration sur le mât ; son énergie, si frénétique à terre, s’apaise, et ses mouvements se font de plus en plus gracieux, aériens. Ces lumineux interstices nous donnent alors la mesure de son talent et font entrevoir le corps libéré, enfin détendu lorsqu’il est amarré à un point fixe. Idée originale et jeu : Nicolas Fraiseau Mise en scène : Christophe Huysman Regards extérieurs : Mads Rosebeck, Maël Tebibi Création lumière : Eric Fassa Création son : Robert Benz Scénographie : Nicolas Fraiseau, Christophe Huysman en collaboration avec Sylvain Fertard Costumes : Mélinda Mouslim Construction : Sylvain Fertard, Michel Tardif Régie générale : Robert Benz Administration, production : Christine...
Histoires naturelles…, Yoann Bourgeois
écrit par Marie Fernandez
Yoann Bourgeois est un nom qu’on entend bien souvent ces dernières années dans l’univers du cirque et de la danse. Et pour cause. Danseur et circassien de formation, Yoann Bourgeois tisse sa toile à la croisée des arts et déjoue toujours davantage nos vaines et désuètes tentatives de classification. De son indémêlable écheveau, il fait sortir de grandes machines à jouer et à rêver qui mettent les corps aux prises avec des forces physiques décuplées. Toujours en recherche d’un équilibre introuvable, d’une apesanteur rêvée, ces corps en mouvement dessinent alors les métaphores de nos existences, les peurs et les aspirations de notre humanité. Le point de suspension est un peu le fil rouge des recherches de Yoann Bourgeois. Désigné comme « l’instant où les corps et objets lancés en l’air atteignent le plus haut point avant la chute »1, le point de suspension est ce temps utopique convoité par tous les artistes de cirque, sinon par tous les hommes. Histoires naturelles, 24 tentatives d’approches d’un point de suspension est une oeuvre à la fois patrimoniale et en devenir, tout comme le musée Guimet de Lyon qui ouvre ses portes à la compagnie Yoann Bourgeois dans le cadre de la Biennale de la danse. L’ancien musée d’histoire naturelle, vidé de ses collections, est en passe d’être réaménagé en atelier de création pour la danse contemporaine, annexe de la Maison de la Danse. Dans les murs vieillis et chargés d’histoire de l’ancienne salle centrale s’invite une exposition tout autre, faite de citations de spectacles passés de la compagnie, formes courtes à la fois reprises et réinventées. A l’entrée du public, plusieurs dispositifs de l’artiste sont cachés par de grands draps blancs, comme si ceux-ci pouvaient encore recouvrir les squelettes de mammouths et de dinosaures que le musée abritait....
Don Quichotte, mise en scène Jérémie Le Louët...
écrit par Marie-Odile Sauvajon
Pour la 30° édition des Fêtes nocturnes du château de Grignan, Jérémie Le Louët adapte et met en scène Don Quichotte avec la compagnie des Dramaticules. Transposer un roman-fleuve au théâtre et réaliser un spectacle grand public de qualité constitue un double défi, que ne parvient pas totalement à relever le metteur en scène. Cela s’annonce pourtant bien, inventif et burlesque. Avec une parodie de conférence de presse fort bien menée : un metteur en scène déjanté entre mutisme et délire verbal et son traducteur maladroit et trivial ressuscitant le duo comique Don Quichotte/ Sancho Panza face aux questions des journalistes disséminés dans le public. Le parti pris était intéressant : représenter le tournage et ses difficultés comme une nouvelle quête impossible, le théâtre dans le théâtre pour le roman des romans, pourquoi pas ? On avait déjà vu cela récemment avec la mise en scène de Schiaretti transposant l’oeuvre dans un studio de radio et cela fonctionnait parfaitement et joyeusement avec la troupe du TNP. Mais ici, très vite, on s’égare, on se perd. La musique – Bizet, Wagner, Hollywood…– la vidéo et les effets de lumière sur la façade renaissance du château – même assez réussis dans la scène des moulins à vent – ne suffisent pas ; il manque un fil, il manque un choix. Les épisodes se juxtaposent plus qu’ils ne s’enchaînent, malgré les interventions de la récitante. Des pistes multiples sont esquissées, se superposent (la représentation des lecteurs, la vie de la troupe, les rivalités entre acteurs…), se contredisent même parfois : sommes-nous dans le premier ou le second degré, dans le monde du théâtre (cérémonie des Molière) ou du cinéma (travelling, caméra, bruitage, clap de fin) ? Le jeu oscille entre burlesque et réalisme, le texte est inégal, jouant des décalages mais n’évitant pas...
Malentendus – L’enfant inexact, E. Massé...
écrit par Ada Ribstein
Le metteur en scène Eric Massé offre une très belle adaptation théâtrale du roman Malentendus de Bertrand Leclair, qui retrace la révolte familiale d’un jeune homme sourd dans les années 1980. Le spectacle, bilingue (Langue des Signes Française / Français), prolonge la pièce Héritages, du même auteur, et s’inscrit dans le cycle de créations et performances UltraSenSibles, parcours autour du handicap et de la sensorialité. Le rideau se lève sur les retrouvailles d’une fratrie dans la maison bourgeoise de l’enfance, pour régler des questions de succession. La mère vient de mourir. Triste occasion de se réunir, depuis plus de vingt ans que le cadet, Julien, est en rupture de ban. Il n’est même pas venu enterrer son père, il y a longtemps ; n’a pas offert à sa mère l’ultime réconfort de le revoir. Joie des retrouvailles pour la sœur, rancœur palpable du frère aîné, crispation de Julien. L’équation est compliquée par la présence d’une inconnue : une amie interprète, imposée par Julien. Pourquoi ? Parce que Julien est sourd. Oui, depuis sa naissance… mais autrefois on communiquait bien directement, face à face, par la lecture sur les lèvres et l’articulation, non ? Alors pourquoi ramener une intruse, dans un moment pareil, pour traduire les échanges, comme si on n’était plus capables de se parler, hein ? L’interprète s’interpose pour mieux suivre, corps étranger dans cet organisme familial disloqué, et traduit les cris des questions, les signes nerveux des réponses, révélateur des « malentendus » de cette pièce qui s’annonce d’emblée comme une tragédie du langage à la Ionesco. La langue est en effet au cœur de cette pièce bilingue, qui retrace à travers le parcours fictif de Julien Laporte l’histoire violente et méconnue de la Langue des Signes Française. Comme le roman qu’il adapte à la scène, Eric Massé assume...
Ça ira (1) Fin de Louis, mise en sc. de J. Pommerat...
écrit par Marie-Odile Sauvajon
Transposer l’Histoire sans la trahir. Tout est là. Eviter le double écueil de la reconstitution en costumes, forcément fausse et folklorique, ou de la transposition facile et démagogique. Mais transposer pour mieux faire entendre ce que la Révolution française dit de nous, de notre identité et de notre rapport à la politique. Joël Pommerat situe « Ça ira (1) Fin de Louis » dans un hors-temps qui n’est ni d’hier ni d’aujourd’hui. Une très belle réussite. Le texte de « Ça ira (1) Fin de Louis », élaboré au cours du processus de travail sur le plateau, s’appuie sur une solide documentation et se nourrit des propositions des acteurs au cours des répétitions[1]. Fidèle sans être érudit ou lourdement didactique, il suit la trame des faits, de leur causalité et de leur enchaînement tragique, à travers une succession de tableaux-séquences. Il suffit de quelques mots pour situer l’action et convoquer nos souvenirs scolaires : Versailles, Louvre, Etats-Généraux, nuit du 4 août… Il suffit de quelques glissements pour la rendre contemporaine : dire « terroristes, dette publique, prolétariat » au lieu de « émeutiers, déficit, Tiers-Etat », « prison » plutôt que « Bastille », « purges » plutôt que « Terreur » et le propos prend une dimension politique intemporelle. De la même manière, les personnages historiques attendus sont absents, à l’exception du Roi, Louis, et de la Reine (mais jamais nommée Marie-Antoinette). La trame narrative d’une histoire connue de tous et le recours à des anonymes permettent ainsi d’éviter l’abstraction, tout en incarnant des positions idéologiques et des types humains propres à tout groupe social: l’extrémiste et le conciliateur, le naïf et le carriériste. La même analyse des comportements humains et des rapports de force était d’ailleurs déjà présente dans Ma chambre froide, précédente pièce de Pommerat sur la prise de pouvoir des salariés au sein d’une entreprise. Mais c’est surtout le...
Le Roi Lear, Shakespeare /Olivier Py
écrit par Elodie Roca
En ce mois de juillet 2015, à Avignon, Olivier Py adapte Le roi Lear, de William Shakespeare et provoque les foudres de la critique : Le monde dénonce une mise en scène misogyne et braillarde, Libération regrette son manque de subtilité… Nous y étions. La pièce dont s’empare Olivier Py pour ouvrir cette 69° édition du festival d’Avignon, est un classique. L’histoire est connue : le roi Lear vieillissant veut abandonner la charge du pouvoir à ses filles dans un partage équitable mais il pose une condition. Le despote mégalomane et aveugle n’attribuera les parts qu’après que ses filles auront tour à tour exprimé la force de leur amour. Les deux aînées, Goneril et Régane, rompues à l’art de la flatterie, s’exécutent avec grandiloquence ; la plus jeune, Cordélia, refuse de se prêter à cette mascarade. Lear la déshérite alors et l’exile de son royaume. Elle s’enfuit sous la protection de France. Le metteur en scène – et directeur du festival – propose une nouvelle traduction, alerte et crue, à l’image de la longue tirade d’insultes prononcée par un Kent déguisé en clochard roumain. Celle-ci reste plutôt fidèle à la verdeur de la langue shakespearienne. Olivier Py multiplie aussi les ajouts, citations mallarméennes, allusions à l’actualité ou chansonnettes populaires adaptées et chantées par le personnage du fou. Ils enrichissent de légèreté et d’humour ce texte d’une rare intensité tragique. Jean-Damien Barbin est d’ailleurs excellent dans son rôle de bouffon sage. Le metteur en scène retrouve ainsi le mélange des registres qu’affectionnait son maître. Pas de quoi susciter la désapprobation unanime de la critique… Py a aussi effectué des coupes importantes, notamment dans les premières tirades de Cordélia. Là encore, les changements opérés ne sont pas scandaleux : la plus jeune fille du roi Lear, plutôt que d’avouer la...
Tabac rouge, James Thiérrée
écrit par Marie Fernandez
Avec Tabac rouge, cinquième spectacle de James Thiérrée et sa Compagnie du Hanneton, l’artiste circassien poursuit sa bascule vers la chorégraphie et invente un nouveau genre : le « chorédrame ». Le public, depuis le début de la tournée en 2013, est bien au rendez-vous, charmé par des propositions toujours singulières, visuellement très fortes – comme Au revoir parapluie, créé en 2007- et par les qualités d’interprète de cet enfant de la balle. Pourtant, si l’on retrouve avec joie l’imaginaire volcanique de ce « sculpteur » de scène, on sort moins convaincu, moins transporté, un peu déçu d’avoir connu l’ennui. Les premiers instants du spectacle sont, comme souvent, magiques. Ce que James Thiérrée réussit une fois de plus, c’est à plonger d’emblée le spectateur dans un univers esthétique très travaillé, propre à chaque création. Dès le début s’impose un monde étrange, fait à la fois d’ancien et de moderne, d’organisation et de laisser-aller. Un fauteuil fatigué et un bureau encombré côtoient une cabine technique ; musique classique et souffles de machineries se mêlent. De vieux tissus sont suspendus aux cintres. Au lointain, un gigantesque panneau amovible, dont la paroi est recouverte de miroirs, délimite l’espace scénique. Dans cet univers mouvant, où tout est monté sur roulettes et se déplace au fil des révolutions intérieures, s’agite une communauté extrêmement hiérarchisée. Un personnage à l’apparence vieillie (interprété d’abord par Denis Lavant puis, ces derniers mois de tournée, par James Thiérrée lui-même) commande à un adjoint plus jeune, sorte de sous-officier ou de majordome, et à travers lui à un ensemble de figures féminines (danseuses et contorsionnistes). Un des mystères de Tabac rouge, dont l’écriture est par ailleurs très narrative, est lié à ce personnage dominant qui, selon les identités qu’on lui prête, éclaire différemment la réflexion. Sa toute-puissance est vite établie à...
Jupe, Compagnie Brouha Art
écrit par Sullivan Caristan
Jupe, sous-titré « pièce documentaire antisexiste » est un spectacle hybride. A partir d’un corpus de textes littéraires, philosophiques et sociologiques, Laureline Collavizza a construit une scénographie autour de trois femmes : l’une dit et joue les textes, une autre danse, la troisième chante. On obtient ainsi un dispositif scénique original dans lequel les mots, la danse et le chant s’entremêlent. Un dialogue s’instaure, tout en souplesse, sans que l’une ou l’autre des protagonistes vienne simplement illustrer un discours qui serait central. Dans un premier temps, le spectateur se concentre sur les textes : Beauvoir, Bourdieu, Sand et d’autres moins connus. La jupe, le vêtement féminin, la fonction sociale du vêtement et les contraintes que celui-ci impose au corps vêtu semblent être le fil directeur du montage de textes, ce qui n’empêche pas quelques digressions ou variations. La comédienne, face public, incarne les textes et interpelle le spectateur, mais c’est surtout le chant et la danse qui vont les actualiser en les ancrant dans des postures corporelles et vocales, c’est-à-dire dans des situations sociales chargées de signification morale : c’est « le dos qu’il faut tenir droit, les jambes qu’il ne faut pas écarter, le ventre qu’il faut rentrer, etc. » Laureline Collavizza, la metteure en scène est également chanteuse. Par la voix, elle crée une ambiance sonore et musicale faite de sons chantés, de bruitages, de rythmes produits sur scène et assemblés en direct. La voix humaine a ici une fonction émotionnelle. Par la danse, la troisième protagoniste donne à voir le corps dans ses postures, ses contorsions, ses habitus, que le mouvement soit harmonieux ou non. Le dialogue entre les mots et les corps, entre le rythme des voix et celui des pas est très libre et chaque forme artistique « contamine » les autres. Les trois corps se meuvent de...
SUJET, Triptyque de la personne, compagnie GDRA...
écrit par Marie Narjoux
Après Singularités ordinaires et Nour, le GdRA (Groupe de Recherche Artistique) complète sa recherche autour de la personne. Cette compagnie se place à l’avant-garde du spectacle vivant, selon la volonté de ses fondateurs, Christophe Rulhes et Julien Cassier, d’élargir celui-ci au monde de l’anthropologie, de la sociologie et de la psychologie. Leurs spectacles mêlent le cadre fictionnel de la scène et des éléments de réel : ils se nourrissent des récits de vie de personnes rencontrées, personnes qui posent souvent la question de la transmission d’une tradition. Ces « identités narratives » se disent à travers l’engagement du corps sur scène, le corps du danseur, du circassien mais aussi celui du musicien et du comédien. On peut sortir de ce spectacle à la fois séduit et désemparé : il faut s’interroger pour savoir de quoi il est vraiment question. C’est un spectacle qui se présente comme un texte ou comme une polyphonie : pendant la représentation, on s’accroche à plusieurs fils dont on essaie de suivre le chemin, sans y parvenir complètement. Mais le tissage est tellement dense que l’on s’y perd tout en pressentant bien la cohérence profonde du tout. Les acteurs, par les textes, les projections d’interviews, la danse et l’acrobatie, nous font cheminer dans le sens, pendant et après le spectacle, pour aborder le thème de la personne « fragile », celle que l’on soigne sous prétexte qu’elle ne paraît pas adaptée à notre société. On nous invite implicitement à nous questionner sur la normalité, celle qui, sous un masque de bienveillance, restreint et marginalise. Certains éléments de mise en scène de la compagnie se retrouvent d’un spectacle à l’autre, toujours aux frontières du réel : les sept comédiens sont tous sur scène dès l’entrée du public, il n’y a pas de coulisses et lorsqu’ils ne sont pas en...
The Turn of Screw, Benjamin Britten
écrit par Guillaume Moreau
L’Opéra de Lyon a proposé en avril un festival autour des œuvres de Benjamin Britten. Parmi les trois opéras présentés au public, The Turn of Screw, inspiré de la nouvelle d’Henri James, retient l’attention par sa mise en scène ambitieuse et l’atmosphère résolument fantastique qui s’en dégage… Sans convaincre pour autant. Créée pour la première fois en 1954, cette œuvre assez courte condense de multiples références, le texte d’Henry James bien sûr, mais aussi des comptines d’enfants et la poésie de Yeats ; le tout dans un langage musical aux confins de l’atonalité et de l’harmonie classique. Cette concentration d’éléments concourt à l’élaboration de ce fantastique, au sens que lui donne Tzevan Todorov : une ambiguïté permanente, une hésitation, un trouble dans le réel. Bref, il y avait là pour la metteur en scène Valentina Carrasco un défi de taille à restituer et à soutenir l’équivocité de l’œuvre. Elle semble avoir opté pour une grille de lecture qui, bien qu’opérante, corsète terriblement le propos du compositeur britannique. Dans le prologue chanté par le ténor Andrew Tortise, on apprend qu’une gouvernante est engagée sur le domaine de Bly pour assurer l’éducation des jeunes Flora et Miles. Une fois sur place, elle se prend d’affection pour eux, mais perçoit un mal diffus à l’intérieur du manoir. Il semble que Flora et Miles soient hantés par les fantômes de Mrs Jessel, l’ancienne gouvernante et de Peter Quint, l’ancien valet, dont l’attitude avec les enfants aurait été pour le moins ambiguë. Le frère et la sœur font eux-mêmes preuve d’une attitude équivoque, entre une innocence propre à leur âge et une méchanceté souterraine. La gouvernante entreprend de sauver les enfants et de convaincre Mrs Grose, la bonne, de la réalité de ces visions spectrales. Avec un orchestre réduit, la musique...
Orchidee, Pippo Delbono
écrit par Marie Narjoux
Le théâtre de Pippo Delbono ne laisse personne indifférent. Qu’on le déteste ou qu’on l’adule, il met en branle nos émotions, nous fait passer de la colère à l’attendrissement, de l’indignation à l’enthousiasme. Ce qui fait de lui un véritable artiste. Orchidee est un spectacle créé en hommage à sa mère récemment décédée. Il est empreint de cette gravité que le petit garçon doit à cette mère façonnée par les principes, la dignité, la rigueur, l’amour et la foi catholique. Mais, comme tous les spectacles de Pippo, il ne s’arrête pas là. Il traite des grandes questions de l’existence, l’amour, la mort, et nous interroge avec un esprit toujours aussi critique sur le monde comme il va et sur le rôle que le théâtre peut encore y jouer. Le spectacle commence avec nos voix ; les portes de la salle sont fermées, il est l’heure, mais rien ne vient : ce sont nos bavardages qui introduisent la représentation. Et puis, de la régie, la voix de Pippo vient à notre rencontre, toujours chaleureuse, malicieuse, comparable à nulle autre pour raconter des histoires. Il commence par nous souhaiter un « bon divertissement », questionnant aussitôt cette formule, dont on ne perçoit pas nécessairement l’ironie. Que venons-nous vraiment faire au théâtre ? Rien ne se passe encore sur scène, et Pippo nous parle de notre rapport aux médias, aux portables, à la télévision et de nos tentatives éperdues d’enregistrer ce que l’on voit pour comprendre, peut-être « pour retenir le temps qui nous échappe ». La voix de Pippo est le fil conducteur du spectacle, notre point de repère. Elle convoque de grands auteurs, citant Shakespeare, Woolf, Senghor ou Tchékov, mais elle est aussi faite des textes écrits par lui-même, qui nous raconte ses souvenirs, des anecdotes apparemment insignifiantes, souvent drôles, des réflexions...
Le Triomphe de l’amour, Marivaux / Raskine...
écrit par Marie Fernandez
Michel Raskine et Marivaux s’entendent bien. L’écriture scénique de l’un, moderne, drôle, intelligente, permet à la langue de l’autre une renaissance des plus séduisantes. La rencontre avait été foudroyante autour du Jeu de l’amour et du hasard en 2009 ; la mise en scène du Triomphe de l’amour, au TNP de Villeurbanne, tient les promesses d’un second rendez-vous. L’intrigue de cette pièce écrite en 1732 est au départ des plus tortueuses. Une princesse grecque, Léonide, dont la famille s’est emparée illégalement du pouvoir, est tombée par hasard sous le charme d’Agis, descendant de l’héritier légitime du trône, qui a été éduqué secrètement par le philosophe Hermocrate et sa soeur. Mais l’histoire compliquée des familles rivales – gribouillée rapidement à la craie par la comédienne tandis qu’elle explique la situation dans une traditionnelle scène d’exposition – n’intéresse que pour justifier l’imbroglio que doit inventer Léonide pour approcher l’élu de son coeur. Cette dernière ne peut en effet se présenter sous sa véritable identité et c’est déguisée en homme qu’elle aborde le refuge du philosophe. Sous le nom de Phocion, elle débarque donc animée du prétendu désir de recevoir l’enseignement du sage, et compte passer quelques jours en la demeure auprès de l’amant convoité. Mais l’intraitable austérité des hôtes complique le scénario initial. Un monde en noir, voilà ce que découvre le spectateur en pénétrant avec Léonide chez le philosophe. Murs, sols, escaliers, rideaux, costumes, tout a l’air d’avoir été recouvert d’un voile d’obscurité qui concentre la communauté sur l’étude et la protège des séductions du monde extérieur. A cour, un escalier massif semble conduire aux hautes sphères de la connaissance ; en descendent à regret le philosophe et sa soeur, peu enclins à laisser l’étranger s’installer. Qu’à cela ne tienne : telle une redoutable machine...
Ali / Nous sommes pareils à ces crapauds qui dans l’austère nuit des marais s’appellent et ne se voient pas, ployant à leur cri d’amour toute la fatalité de l’univers, de la Compagnie MPTA...
écrit par Marie Fernandez
La Cie MPTA, Les Mains, Les Pieds et La Tête Aussi poursuit son partenariat avec le théâtre des Célestins de Lyon en réunissant pour quelques dates deux pièces brèves : Ali, conçue en 2008, puis une création dont le titre, emprunté à un poème de René Char, est en lui-même invitation au voyage, Nous sommes pareils à ces crapauds qui dans l’austère nuit des marais s’appellent et ne se voient pas, ployant à leur cri d’amour toute la fatalité de l’univers. Les deux spectacles proposent des univers très différents, ne serait-ce que parce que l’un est un duo, l’autre un trio accompagné par quatre musiciens, mais la pertinence du diptyque tient en partie à la collaboration des deux mêmes interprètes, Mathurin Bolze, co-fondateur de la compagnie, et Hedi Thabet. Depuis sa création en 2001, la Cie MPTA, estampillée « nouveau cirque », se tient à la croisée des arts : M. Bolze s’avance sur les territoires de la danse et du théâtre avec toujours dans les poches un peu de sa terre d’origine, celle du cirque. Comme un fil continu ou par citations, l’univers du cirque apparaît dans chacune des deux propositions. Il est dans l’espace circulaire nettement marqué par les déplacements des interprètes, dans la proximité avec le danger, sans doute dans l’urgence et la rage de l’expression. Mais la narration et l’écriture du mouvement, plus spécifiques au théâtre et à la danse, sont aussi au cœur du projet. Ali d’abord. Fruit de la rencontre entre Mathurin Bolze et Hedi Thabet, jongleur acrobate unijambiste, le spectacle raconte dans une économie de moyens extrême la relation qui unit un homme intègre et un homme amputé. Mathurin Bolze se munit simplement de béquilles, à l’instar de son partenaire. L’appareillage, lourd et encombrant, devient agrès aérien, source vitale de création,...
Dom Juan, mise en scène de Gwenaël Morin
écrit par Marie Fernandez
Le metteur en scène Gwenaël Morin dirige désormais le Théâtre du Point du Jour de Lyon pour une période de trois ans. Le projet est radical : aucun spectacle invité, l’artiste s’engage dans un travail de création continu pour lequel il a rassemblé une troupe permanente. A compter de septembre 2013, il propose ainsi des cycles de trois mois consacrés à de grands auteurs : Molière, Sophocle, Shakespeare, Tchekhov pour cette saison. Il monte trois pièces de chaque auteur, qu’il donne un mois chacune. Le cycle Molière est ce mois-ci inauguré par une mise en scène très drôle et globalement pertinente d’un monstre de l’esthétique classique, Dom Juan. Comme souvent dans les spectacles de Gwenaël Morin, vous n’oublierez pas que vous êtes au théâtre. Sur le plateau, les murs du bâtiment sont à vue ; pendant la représentation, les acteurs utilisent toutes les entrées et sorties de la salle et s’adressent directement aux spectateurs. Le texte de Molière est affiché sur le mur de fond de scène, ainsi qu’une sorte de calendrier des actes que les acteurs effeuillent au fur et à mesure de la progression de l’intrigue. Une couverture bleue sommaire, épinglée par Sganarelle à chaque fin d’acte, fait office de rideau de scène au centre du plateau. En-dehors de ces quelques éléments, aucun décor : au spectateur d’imaginer les espaces pourtant nombreux et contrastés que traversent les personnages. De rares objets font office d’une chose puis d’une autre. Bref, sachez d’où vous voyez et ce que vous voyez : des acteurs qui jouent des mots, des inventions de bric et de broc pour faire exister ce qui n’est pas. On reconnaît là une écriture de la distanciation chère à Brecht, qui ne sert pas ici le projet marxiste d’une prise de conscience politique mais la mise à vue...
Cendrillon, Maguy Marin
écrit par Marie Fernandez
A côté du travail avec sa compagnie, Maguy Marin a plusieurs fois dirigé le Ballet de Lyon. En 1985, la chorégraphe, répondant à une commande, s’emparait du ballet de Prokofiev, « Cendrillon ». S’emparait, oui, d’une façon moderne et théâtrale qui désorienta souvent les danseurs de l’institution. Vingt-sept ans plus tard, après plus de 450 représentations en France et à l’étranger qui témoignent du succès phénoménal de la proposition, «Cendrillon » est repris à l’Opéra de Lyon. Retour à la maison donc, d’un spectacle qui s’offre aussi désormais comme un témoin clé dans l’histoire de la danse. Aujourd’hui, et cela éclaire bien sûr le succès et la longévité du ballet, m’apparait d’abord la grande cohérence des propositions de mise en scène. La matière première étant le conte de Perrault, la chorégraphe choisit de plonger entièrement dans un univers enfantin, comme si l’histoire de Cendrillon nous était racontée par un enfant, dans un monde d’enfants. La scénographie de Montserrat Casanova, collaboratrice fidèle de Maguy Marin, donne le la. Lorsque le plateau s’éclaire lentement, nous découvrons une sorte de maison de poupée grandeur nature à trois niveaux, divisée en plusieurs compartiments. Le dispositif, ingénieux, offre des espaces bien séparés qui permettent de signifier les multiples lieux de la fable (le réduit où Cendrillon astique et balaie au premier niveau, la salle de bal au deuxième niveau, les diverses contrées traversées par le prince à la recherche de Cendrillon au dernier niveau…) sans changement de décor massif. En même temps, les petites transformations incessantes à l’intérieur de la maison renvoient au plaisir de l’enfant à manipuler et réorganiser ces boîtes à histoires (et hop, faisons apparaître un escalier pour relier le deuxième niveau au premier et mettre en scène la descente du prince !). Dans cet espace Maguy Marin fait apparaitre...