En ce mois de juillet 2015, à Avignon, Olivier Py adapte Le roi Lear, de William Shakespeare et provoque les foudres de la critique : Le monde dénonce une mise en scène misogyne et braillarde, Libération regrette son manque de subtilité… Nous y étions. La pièce dont s’empare Olivier Py pour ouvrir cette 69° édition du […]
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]]>En ce mois de juillet 2015, à Avignon, Olivier Py adapte Le roi Lear, de William Shakespeare et provoque les foudres de la critique : Le monde dénonce une mise en scène misogyne et braillarde, Libération regrette son manque de subtilité… Nous y étions.
La pièce dont s’empare Olivier Py pour ouvrir cette 69° édition du festival d’Avignon, est un classique. L’histoire est connue : le roi Lear vieillissant veut abandonner la charge du pouvoir à ses filles dans un partage équitable mais il pose une condition. Le despote mégalomane et aveugle n’attribuera les parts qu’après que ses filles auront tour à tour exprimé la force de leur amour. Les deux aînées, Goneril et Régane, rompues à l’art de la flatterie, s’exécutent avec grandiloquence ; la plus jeune, Cordélia, refuse de se prêter à cette mascarade. Lear la déshérite alors et l’exile de son royaume. Elle s’enfuit sous la protection de France.
Le metteur en scène – et directeur du festival – propose une nouvelle traduction, alerte et crue, à l’image de la longue tirade d’insultes prononcée par un Kent déguisé en clochard roumain. Celle-ci reste plutôt fidèle à la verdeur de la langue shakespearienne. Olivier Py multiplie aussi les ajouts, citations mallarméennes, allusions à l’actualité ou chansonnettes populaires adaptées et chantées par le personnage du fou. Ils enrichissent de légèreté et d’humour ce texte d’une rare intensité tragique. Jean-Damien Barbin est d’ailleurs excellent dans son rôle de bouffon sage. Le metteur en scène retrouve ainsi le mélange des registres qu’affectionnait son maître. Pas de quoi susciter la désapprobation unanime de la critique…
Py a aussi effectué des coupes importantes, notamment dans les premières tirades de Cordélia. Là encore, les changements opérés ne sont pas scandaleux : la plus jeune fille du roi Lear, plutôt que d’avouer la défaite du langage se réfugie dans le silence, matérialisant son mutisme par un large morceau de scotch noir qu’elle place sur sa bouche. Une inscription monumentale de néons blancs sur le mur du fond résume ce choix : « Ton silence est une machine de guerre ».
Les trois premiers actes, jusqu’à la folie de Lear sur la lande, me semblent très acceptables. C’est après que cela dérape… Au début de l’acte IV, certaines coupes deviennent très gênantes. Il n’y a ainsi plus de serviteur pour se scandaliser de l’énucléation de Gloster. Torture qui se révèle d’autant plus violente et insoutenable qu’elle s’accompagne de grandes éclaboussures de sang rouge et frais, et ne récolte que rires et sarcasmes abjects sans contrepoint compatissant. C’est un détail, sans doute, et on pouvait encore y voir à ce moment là une catharsis musclée mais efficace. Cependant, ce détail préfigure la complaisance avec laquelle la pièce bascule ensuite dans l’horreur.
Dans la version d’Olivier Py, alors qu’Edmond a mené sa vengeance à son terme et qu’il a orchestré l’emprisonnement puis le meurtre de Cordélia, aucun repentir, aussi tardif soit-il, ne l’anime : il reste de bout en bout l’allégorie caricaturale du mal. Il entre sur scène sur une moto pétaradante, tout de cuir noir vêtu, portant un casque surmonté de deux cornes de bélier, A ce stade, ce n’est plus un détail : le sens même de la pièce en est changé. Si la mort de Cordélia est insoutenable et scandaleuse dans la pièce de Shakespeare, elle arrive comme un ultime accident des folies humaines qui tardent à se corriger, mais Lear et Edmond en sont tous deux anéantis : certes, les fautes des hommes entraînent des conséquences tragiques irréversibles, mais offrent une place à un sursaut d’humanité. Chez Olivier Py, la fin est proprement désespérante : le roi est effondré de la mort de sa fille parce qu’il voit en ce petit ange dansant sa dernière chance d’être aimé. Edmond, quant à lui, se complait dans sa hideur. C’est une victoire absolue des ténèbres sur la lumière, de l’obscurantisme sur le discernement. Et tous dès lors de disparaître engloutis par un trou noir au centre de la scène.
Quant à la mise en scène, elle joue à fond la carte de l’obscénité. L’obsession sexuelle est partout: baisers à pleine bouche, étalages de corps ouverts et impudiques, mains aux fesses et corps nus se répandent sur scène, et ce, dès les premières minutes. Contrairement aux analyses qui taxent ces pulsions non dissimulées de misogynes, il me semble au contraire qu’en matière d’abjection, la parité est parfaitement respectée.
Le bruit et la fureur accompagnent tout cet étalage de vulgarités. Un tas d’ossement est déversé sur scène à grand renfort d’odeurs nauséabondes. La pièce est ponctuée de sifflements, ou de déflagrations violentes, les personnages manient le pistolet, comme la kalachnikov. Un groupe de terroristes encagoulés fait soudain irruption à l’acte V et provoque la chute de rubans rouges du ciel en une symbolique des plus sordides.
On comprend qu’Olivier Py ait voulu appliquer Le roi Lear à l’histoire du XX° siècle mais si l’illusion peut fonctionner dans les trois premiers actes, elle sombre ensuite dans des métaphores grossières et agressives pour finalement livrer une morale d’une effrayante noirceur : le monde est définitivement livré au chaos.
Le Roi Lear, Shakespeare, mise en scène d’Olivier Py, avec Jean-Damien Barbin, Nâzim Boudjenah (de la Comédie-Française), Amira Casar, Philippe Girard, Damien Lehman.
Cour d’honneur du palais des papes d’Avignon, jusqu’au 13 juillet 2015, puis en tournée dans toute la France (du 19 au 21 Novembre 2015, au théâtre de la Criée à Marseille, du 25 au 28 Novembre 2015 aux Célestins à Lyon, le 10 et 11 Décembre à l’Anthéa d’Antibes…)
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]]>Avec Tabac rouge, cinquième spectacle de James Thiérrée et sa Compagnie du Hanneton, l’artiste circassien poursuit sa bascule vers la chorégraphie et invente un nouveau genre : le « chorédrame ». Le public, depuis le début de la tournée en 2013, est bien au rendez-vous, charmé par des propositions toujours singulières, visuellement très fortes – comme Au revoir […]
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]]>Avec Tabac rouge, cinquième spectacle de James Thiérrée et sa Compagnie du Hanneton, l’artiste circassien poursuit sa bascule vers la chorégraphie et invente un nouveau genre : le « chorédrame ». Le public, depuis le début de la tournée en 2013, est bien au rendez-vous, charmé par des propositions toujours singulières, visuellement très fortes – comme Au revoir parapluie, créé en 2007- et par les qualités d’interprète de cet enfant de la balle. Pourtant, si l’on retrouve avec joie l’imaginaire volcanique de ce « sculpteur » de scène, on sort moins convaincu, moins transporté, un peu déçu d’avoir connu l’ennui.
Les premiers instants du spectacle sont, comme souvent, magiques. Ce que James Thiérrée réussit une fois de plus, c’est à plonger d’emblée le spectateur dans un univers esthétique très travaillé, propre à chaque création. Dès le début s’impose un monde étrange, fait à la fois d’ancien et de moderne, d’organisation et de laisser-aller. Un fauteuil fatigué et un bureau encombré côtoient une cabine technique ; musique classique et souffles de machineries se mêlent. De vieux tissus sont suspendus aux cintres. Au lointain, un gigantesque panneau amovible, dont la paroi est recouverte de miroirs, délimite l’espace scénique. Dans cet univers mouvant, où tout est monté sur roulettes et se déplace au fil des révolutions intérieures, s’agite une communauté extrêmement hiérarchisée. Un personnage à l’apparence vieillie (interprété d’abord par Denis Lavant puis, ces derniers mois de tournée, par James Thiérrée lui-même) commande à un adjoint plus jeune, sorte de sous-officier ou de majordome, et à travers lui à un ensemble de figures féminines (danseuses et contorsionnistes).
Un des mystères de Tabac rouge, dont l’écriture est par ailleurs très narrative, est lié à ce personnage dominant qui, selon les identités qu’on lui prête, éclaire différemment la réflexion. Sa toute-puissance est vite établie à travers la manière dont les autres réagissent au moindre de ses gestes ou intentions. Certaines inventions, drôles et inquiétantes, marquent le rapport de domination au point qu’on se demande si ces êtres au langage et aux postures animales sont des entités extérieures soumises à la volonté d’un puissant ou des instances intérieures figurant les pulsions d’un sujet en crise. On pense par exemple au moment où le majordome (l’excellent Manuel Rodriguez), posté aux côtés de son maître qui lit une lettre, répercute de tout son corps les mouvements d’humeur de ce dernier, se désarticulant, se ratatinant ou se dépliant selon que James Thiérrée froisse ou défroisse le papier. S’agit-il alors d’un roi tyrannique qui pousserait l’exercice du pouvoir jusqu’à l’incorporation de ses propres sujets ? Comment ne pas penser aussi à la figure du Créateur régnant sur son équipe peut-être, ou plus métaphoriquement sur ses instances créatrices ? La présence d’un clavier sur le bureau, la référence au souffle créateur à travers l’inspiration du tabac, ou le fait même que le chorégraphe choisisse de reprendre le rôle, invitent bien à associer le personnage à cette figure.
Quoi qu’il en soit, un profond sentiment d’ennui motive le parcours de ce personnage. Le maître dépérit dans son fauteuil, lassé des obligations de ce monde-machine, indifférent aux propositions de ses sujets. Pour échapper à une mort physique ou psychique certaine, la seule issue semble la fuite. Mais comme la sortie est difficile ! Tabac rouge est construit sur cet aller-retour entre l’intérieur et l’extérieur de ce monde, le passage à l’extérieur étant matérialisé par le retournement du panneau dont on ne voit plus alors l’endroit de miroirs, mais l’envers de tubes métalliques rouillés. La première fois, alors que James Thiérrée franchit une porte découpée dans le panneau, ses créatures le suivent et tentent, réunies en une vague lancinante et superbe, de faire refluer le Créateur sur son siège. Chacune de ses sorties apporte aussi son lot de désillusions car les figures harcelantes du monde intérieur suivent et se retrouvent partout : existe-t-il vraiment, pour le Créateur, un autre espace que celui de la création ?
Après des développements et digressions parfois bien longs et qui nous font perdre quelque peu le fil du spectacle, la fin du « chorédrame » propose une autre voie, qui permet à la communauté d’échapper à la binarité illusoire d’un dedans/dehors. L’espace de la création peut redevenir habitable à la condition de ne plus être un lieu de pouvoir et d’interdépendance, où le maître règne sur ses créatures qui en retour tyrannisent le maître. Le roi redevient alors sujet parmi ses sujets et se met à danser parmi eux. Les carcans de l’ancien monde volent en éclats, et les dernières images du spectacle montrent le lourd panneau amovible tournoyant dans les airs. Mais si l’idée d’une machinerie allégée, aérée, paraît intéressante pour évoquer la création ou peut-être le fonctionnement d’une société, la vision de cette énorme structure métallique en révolution manque tout de même de légèreté. Et dans ces moments-là retombe l’enchantement des débuts.
Mise en scène, scénographie et chorégraphies : James Thiérrée
Costumes : Victoria Thiérrée
Interprété par : James Thiérrée, Noémie Ettlin, Anna Calsina Forellad, Namkyung Kim, Matina Kokolaki, Katell Le Brenn, Piergiorgio Milano, Thi Mai Nguyen, Ioulia Plotnikova, Manuel Rodriguez
Création : 2013
Durée : 1h35
Tabac Rouge est à voir au TNP de Villeurbanne jusqu’au 22 septembre 2014.
Pour davantage de dates, cliquez ici.
Consultez le Site web de la compagnie du Hanneton pour tout renseignement complémentaire.
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]]>Jupe, sous-titré « pièce documentaire antisexiste » est un spectacle hybride. A partir d’un corpus de textes littéraires, philosophiques et sociologiques, Laureline Collavizza a construit une scénographie autour de trois femmes : l’une dit et joue les textes, une autre danse, la troisième chante. On obtient ainsi un dispositif scénique original dans lequel les mots, la danse et […]
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]]>Jupe, sous-titré « pièce documentaire antisexiste » est un spectacle hybride. A partir d’un corpus de textes littéraires, philosophiques et sociologiques, Laureline Collavizza a construit une scénographie autour de trois femmes : l’une dit et joue les textes, une autre danse, la troisième chante. On obtient ainsi un dispositif scénique original dans lequel les mots, la danse et le chant s’entremêlent. Un dialogue s’instaure, tout en souplesse, sans que l’une ou l’autre des protagonistes vienne simplement illustrer un discours qui serait central.
Dans un premier temps, le spectateur se concentre sur les textes : Beauvoir, Bourdieu, Sand et d’autres moins connus. La jupe, le vêtement féminin, la fonction sociale du vêtement et les contraintes que celui-ci impose au corps vêtu semblent être le fil directeur du montage de textes, ce qui n’empêche pas quelques digressions ou variations. La comédienne, face public, incarne les textes et interpelle le spectateur, mais c’est surtout le chant et la danse qui vont les actualiser en les ancrant dans des postures corporelles et vocales, c’est-à-dire dans des situations sociales chargées de signification morale : c’est « le dos qu’il faut tenir droit, les jambes qu’il ne faut pas écarter, le ventre qu’il faut rentrer, etc. » Laureline Collavizza, la metteure en scène est également chanteuse. Par la voix, elle crée une ambiance sonore et musicale faite de sons chantés, de bruitages, de rythmes produits sur scène et assemblés en direct. La voix humaine a ici une fonction émotionnelle. Par la danse, la troisième protagoniste donne à voir le corps dans ses postures, ses contorsions, ses habitus, que le mouvement soit harmonieux ou non. Le dialogue entre les mots et les corps, entre le rythme des voix et celui des pas est très libre et chaque forme artistique « contamine » les autres. Les trois corps se meuvent de façon très fluide entre deux polarités : la codification sociale du corps et un corps sauvage pré-féminin.
De ces trois femmes se dégage progressivement une émotion dramatique qui participe d’une réflexion sur ce qu’on pourrait appeler l’histoire sociale du corps féminin. La scénographie démontre par exemple avec une très grande habileté comment la jupe en tant que symbole de la domestication du corps féminin, a changé de signification au cours du temps. Vêtement obligatoire (avant que l’usage du pantalon ne soit concédé avec douleur), assignant le corps à résidence et permettant la distinction, la césure avec le masculin lorsque celle-ci est mal aisée (dans l’enfance par exemple), la jupe est aussi dans les années 60-70 l’instrument de la libération, notamment lorsqu’elle devient mini. Vingt ans plus tard, l’idéologie triomphante de la pub et des médias capitalistes a profité de cette libération ambivalente pour recadenasser le corps féminin dans des postures de domination. La mini-jupe devient alors l’attribut ultra-normatif de la femme sexualisée et de toutes ses déclinaisons contemporaines, toutes sexy, toutes plus ou moins objets.
Au gré des textes, la réflexion se prolonge et s’approfondit. Un étrange conte inuit, extrait de Femmes qui courent avec les loups de Clarissa Pinkola-Estes, parabole onirique, sert d’intermède narratif et nous renvoie à une dimension archaïque de la vie sociale. La déconstruction des normes et des valeurs liées au corps féminin passe donc par des discours multiples, des registres dramatiques différents. La pièce peut ainsi se lire à plusieurs niveaux. Celle-ci n’évite pas des questions subtiles propres au mouvement féministe (la question de l’abolition de la prostitution évoquée en passant, l’utilisation du terme antisexiste au lieu de féministe) ; néanmoins, elle ne s’adresse pas à un public d’initié-es. Elle peut prolonger avec finesse une réflexion sur la construction du sexe social. Le spectateur est amené à reconsidérer ce qu’il prenait pour des choses naturelles, et à s’interroger sur les habitudes naturalisées.
Il s’agit en somme d’un spectacle riche dont l’ambition didactique est assumée. Le dispositif de montage des textes/corps/voix n’est pas seulement ingénieux ; il renvoie intelligemment le spectateur à son propre rapport à la jupe et à l’habit (dit) féminin.
Mise en scène, montage de textes et chant Laureline Collavizza
Danse Stefania Rossetti
Lecture Julie Fonroget
Costumes Florence Kukucka
Lumières Anne Muller
Collaboration artistique Estelle Meyer, Johanna Levy, Diego Lipnisky
Montage de textes d’après: Ce que soulève la Jupe, Christine Bard/ La Domination Masculine, Pierre Bourdieu/Le deuxième sexe, Simone de Beauvoir/La prise de robe, Ovida Delect/Femmes Qui Courent Avec Les Loups, Clarissa Pinkola-Estes/Le harem et l’Occident, Fatema Mernissi
On pourra retrouver des informations sur Brouha Art et les dates à venir du spectacle Jupe sur le site de la compagnie.
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]]>Après Singularités ordinaires et Nour, le GdRA (Groupe de Recherche Artistique) complète sa recherche autour de la personne. Cette compagnie se place à l’avant-garde du spectacle vivant, selon la volonté de ses fondateurs, Christophe Rulhes et Julien Cassier, d’élargir celui-ci au monde de l’anthropologie, de la sociologie et de la psychologie. Leurs spectacles mêlent le […]
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]]>Après Singularités ordinaires et Nour, le GdRA (Groupe de Recherche Artistique) complète sa recherche autour de la personne.
Cette compagnie se place à l’avant-garde du spectacle vivant, selon la volonté de ses fondateurs, Christophe Rulhes et Julien Cassier, d’élargir celui-ci au monde de l’anthropologie, de la sociologie et de la psychologie. Leurs spectacles mêlent le cadre fictionnel de la scène et des éléments de réel : ils se nourrissent des récits de vie de personnes rencontrées, personnes qui posent souvent la question de la transmission d’une tradition. Ces « identités narratives » se disent à travers l’engagement du corps sur scène, le corps du danseur, du circassien mais aussi celui du musicien et du comédien.
On peut sortir de ce spectacle à la fois séduit et désemparé : il faut s’interroger pour savoir de quoi il est vraiment question. C’est un spectacle qui se présente comme un texte ou comme une polyphonie : pendant la représentation, on s’accroche à plusieurs fils dont on essaie de suivre le chemin, sans y parvenir complètement. Mais le tissage est tellement dense que l’on s’y perd tout en pressentant bien la cohérence profonde du tout. Les acteurs, par les textes, les projections d’interviews, la danse et l’acrobatie, nous font cheminer dans le sens, pendant et après le spectacle, pour aborder le thème de la personne « fragile », celle que l’on soigne sous prétexte qu’elle ne paraît pas adaptée à notre société. On nous invite implicitement à nous questionner sur la normalité, celle qui, sous un masque de bienveillance, restreint et marginalise.
Certains éléments de mise en scène de la compagnie se retrouvent d’un spectacle à l’autre, toujours aux frontières du réel : les sept comédiens sont tous sur scène dès l’entrée du public, il n’y a pas de coulisses et lorsqu’ils ne sont pas en jeu, ils évoluent naturellement, sans se cacher pour se changer ou boire. Et à la fin du spectacle, ils restent sur scène. Il n’y a pas de décor, hormis les chaises des comédiens. Seules les projections font évoluer la scène : une forêt, les interviews, des photos, des fragments de films en noir et blanc. Le plateau est cependant structuré par la présence des instruments et par plusieurs cordes lisses. La musique live tient une place particulière dans la représentation : elle est un langage, au même titre que le mouvement ou la parole, et elle contribue largement à nous entraîner dans une appréhension sensible du spectacle.
SUJET est structuré en quatre fragments, chacun développant un portrait. Chaque portrait s’articule autour de la question du fou et du guérisseur, la guérison du fou et le fou qui guérit. Le premier portrait est celui du père d’un des personnages. Son interview est projetée en très grand écran ; il y raconte en occitan une expérience qu’il a vécue avec des cerfs, et son don de guérisseur depuis cette rencontre. Le second portrait est celui d’un homme du XIXème, interné et libéré à la suite d’une conférence qu’il aurait faite sur les rituels du serpent des Indiens hopi. Vient ensuite le touchant portrait de Joël, interné dans l’asile où le groupe s’est rendu afin de travailler sur la manière dont on considère ceux que l’on dit « fous » ; une tirade émouvante, entre folie et génie. Enfin, vient le portrait d’une chanteuse de « tarentelle » qui évoque la piqûre salvatrice qu’une araignée faisait aux malades de l’âme dans la région italienne du Salento. Chaque portrait est abordé de différentes manières, textes lus, photos projetées, danse, corde lisse, pour aller de la singularité d’un sujet à l’universalité de l’être.
La compagnie interroge notre manière, à nous Occidentaux, de soigner la folie. Chez nous, le fou n’est pas sujet mais objet, il n’est pas acteur de sa guérison, comme l’étaient les « tarentés », mais objet des médecins, dépossédé de celle-ci par la prise de médicaments. Le spectacle revendique le droit de mener l’expérience intime de la guérison de manière autonome et dénonce sans doute une norme qui porte atteinte à cette liberté. En creux, le spectacle nous interroge sur ce qu’est un sujet et sur la manière dont se construit un individu moderne.
Ce « théâtre des humanités », peut-être à considérer comme l’avenir du spectacle vivant, s’aborde à la fois comme un théâtre intellectuel et comme une offrande sensible. Il parle à notre cerveau mais aussi et avant tout à notre corps de spectateur, un corps d’individu inconsciemment et incessamment préoccupé par la création de sa propre identité.
Site du GdRA : http://le-gdra.blogspot.fr/
Photo le GdRA / Edmond Carrère.
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]]>L’Opéra de Lyon a proposé en avril un festival autour des œuvres de Benjamin Britten. Parmi les trois opéras présentés au public, The Turn of Screw, inspiré de la nouvelle d’Henri James, retient l’attention par sa mise en scène ambitieuse et l’atmosphère résolument fantastique qui s’en dégage… Sans convaincre pour autant. Créée pour la première […]
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]]>L’Opéra de Lyon a proposé en avril un festival autour des œuvres de Benjamin Britten. Parmi les trois opéras présentés au public, The Turn of Screw, inspiré de la nouvelle d’Henri James, retient l’attention par sa mise en scène ambitieuse et l’atmosphère résolument fantastique qui s’en dégage… Sans convaincre pour autant. Créée pour la première fois en 1954, cette œuvre assez courte condense de multiples références, le texte d’Henry James bien sûr, mais aussi des comptines d’enfants et la poésie de Yeats ; le tout dans un langage musical aux confins de l’atonalité et de l’harmonie classique. Cette concentration d’éléments concourt à l’élaboration de ce fantastique, au sens que lui donne Tzevan Todorov : une ambiguïté permanente, une hésitation, un trouble dans le réel. Bref, il y avait là pour la metteur en scène Valentina Carrasco un défi de taille à restituer et à soutenir l’équivocité de l’œuvre. Elle semble avoir opté pour une grille de lecture qui, bien qu’opérante, corsète terriblement le propos du compositeur britannique.
Dans le prologue chanté par le ténor Andrew Tortise, on apprend qu’une gouvernante est engagée sur le domaine de Bly pour assurer l’éducation des jeunes Flora et Miles. Une fois sur place, elle se prend d’affection pour eux, mais perçoit un mal diffus à l’intérieur du manoir. Il semble que Flora et Miles soient hantés par les fantômes de Mrs Jessel, l’ancienne gouvernante et de Peter Quint, l’ancien valet, dont l’attitude avec les enfants aurait été pour le moins ambiguë. Le frère et la sœur font eux-mêmes preuve d’une attitude équivoque, entre une innocence propre à leur âge et une méchanceté souterraine. La gouvernante entreprend de sauver les enfants et de convaincre Mrs Grose, la bonne, de la réalité de ces visions spectrales.
Avec un orchestre réduit, la musique de Britten traduit les tourments de Miles et Flora, leur profonde ambivalence, en associant notamment des mélodies enfantines à une trame harmonique plus dissonante. En outre, l’œuvre alterne, parfois au sein d’une même séquence musicale, entre une légèreté et un dramatisme tendu. « The ceremony of innocence is drown » dit le vers de Yeats que cite Britten dans The Turn of Screw, (« on noie les saints élans de l’innocence », trad. Yves Bonnefoy), tel est le cœur de l’œuvre de l’Anglais et tout conspire à cette chute de la candeur enfantine. Valentina Carrasco, elle, tire l’opéra dans un sens résolument psychanalysant. Les exactions présumées de Peter Quint hantent les souvenirs des enfants plus que le fantôme lui-même. Elles génèrent paradoxalement un puissant sentiment de culpabilité chez le frère et la sœur, qui se mue en une agressivité étrange à l’égard de celle qui veut les aider. Lorsqu’ enfin la gouvernante libère la parole de Miles, qui prononce le nom de son bourreau, cet aveu conduit à la mort de l’enfant, détruit par la révélation de l’indicible.
Pour étayer cette lecture, la scène, qui représente pour partie la maison de Bly, se transforme au fil du drame en une immense toile d’araignée, enfermant l’ensemble des protagonistes, contraignant leur liberté d’action et de parole ; ils sont piégés par leurs souvenirs traumatiques. Flora et Miles jouent, tout au long de la représentation, avec une pelote de fil rouge, symbole appuyé des liens du sang qui rattachent les enfants à leur sombre passé. Et lorsque le plateau représentant le manoir se soulève, le spectateur découvre une forêt hantée par Mrs Jenssel, qui sort de terre, tel un zombie, mais pour mieux attirer par son chant de sirène la petite Flora : Jenssel est une mère tour à tour séductrice et vampirisante.
Dans cette interprétation, il ne reste rien de l’hésitation qui court dans l’œuvre : les visions sont-elles partagées ou seule la gouvernante en est-elle la victime ? Qui est le jouet de qui ? Tout ça est un peu évacué au profit d’une lecture plate, à la limite du kitsch avec ces courts clips lourdingues projetés au début des deux actes. L’interprétation est par moments du même acabit : Heather Newhouse qui joue la gouvernante est monotone ; Remo Ragonese, incarnant Miles, tire en revanche son épingle du jeu au détriment de sa sœur… Et d’Andrew Tortise qui compose un Peter Quint agaçant. Mais par-dessus tout, Valentina Carrasco ne semble pas complètement comprendre le fantastique dans son hésitation essentielle et ne l’emploie que pour en tirer un gothique un peu potache, qui pourrait tourner très facilement au ridicule en cherchant trop ouvertement à susciter la frayeur. Or la partition, qu’interprète correctement l’orchestre dirigé par Kazushi Ono, chatoie de bien d’autres couleurs. L’œuvre de Benjamin Britten méritait mieux.
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]]>Le théâtre de Pippo Delbono ne laisse personne indifférent. Qu’on le déteste ou qu’on l’adule, il met en branle nos émotions, nous fait passer de la colère à l’attendrissement, de l’indignation à l’enthousiasme. Ce qui fait de lui un véritable artiste. Orchidee est un spectacle créé en hommage à sa mère récemment décédée. Il est […]
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]]>Le théâtre de Pippo Delbono ne laisse personne indifférent. Qu’on le déteste ou qu’on l’adule, il met en branle nos émotions, nous fait passer de la colère à l’attendrissement, de l’indignation à l’enthousiasme. Ce qui fait de lui un véritable artiste.
Orchidee est un spectacle créé en hommage à sa mère récemment décédée. Il est empreint de cette gravité que le petit garçon doit à cette mère façonnée par les principes, la dignité, la rigueur, l’amour et la foi catholique. Mais, comme tous les spectacles de Pippo, il ne s’arrête pas là. Il traite des grandes questions de l’existence, l’amour, la mort, et nous interroge avec un esprit toujours aussi critique sur le monde comme il va et sur le rôle que le théâtre peut encore y jouer.
Le spectacle commence avec nos voix ; les portes de la salle sont fermées, il est l’heure, mais rien ne vient : ce sont nos bavardages qui introduisent la représentation. Et puis, de la régie, la voix de Pippo vient à notre rencontre, toujours chaleureuse, malicieuse, comparable à nulle autre pour raconter des histoires. Il commence par nous souhaiter un « bon divertissement », questionnant aussitôt cette formule, dont on ne perçoit pas nécessairement l’ironie. Que venons-nous vraiment faire au théâtre ? Rien ne se passe encore sur scène, et Pippo nous parle de notre rapport aux médias, aux portables, à la télévision et de nos tentatives éperdues d’enregistrer ce que l’on voit pour comprendre, peut-être « pour retenir le temps qui nous échappe ». La voix de Pippo est le fil conducteur du spectacle, notre point de repère. Elle convoque de grands auteurs, citant Shakespeare, Woolf, Senghor ou Tchékov, mais elle est aussi faite des textes écrits par lui-même, qui nous raconte ses souvenirs, des anecdotes apparemment insignifiantes, souvent drôles, des réflexions sur la politique, le temps, la vie.
On retrouve avec plaisir certains des acteurs qui accompagnent Pippo depuis de nombreuses années. Avec certains, dont le sourd microcéphale Bobo que Pippo a fait sortir d’un asile psychiatrique, il entretient un rapport d’amour fraternel qui désamorce les accusations de voyeurisme dont il a pu être l’objet. Pippo nous met face à des corps jeunes, vieux, souvent singuliers par leur maigreur, leur rondeur ou leur taille ; des corps qui nous dérangent, comme cette femme au masque de souris riant silencieusement aux éclats avec des gestes maladroits.
Comme tous les spectacles de Pippo, Orchidee est difficile à décrire. On y retrouve l’hétérogénéité qui caractérise son travail et qui pourra en agacer plus d’un : les vidéos prises avec son portable — barbies alternant avec des singes, momies humaines, informations télévisuelles sur la guerre au Mali —, le trisomique Gianluca costumé comme un empereur romain qui gesticule en déclamant l’opéra Néron de Mascany en play back, la danse de Pippo devant un fond de scène psychédélique, les souvenirs que plusieurs des artistes viennent raconter avec plus ou moins de sérieux, Bobo dans un fauteuil, des photos de Bobo en Patagonie, la danse de Gianluca en vedette de crazy horse, un couple nu sur la scène récitant des poèmes français…. La musique, de Miles Davis à Deep Purple, en passant par Victor Démé (à découvrir sur la playlist du site) y est d’une grande diversité et toujours très forte. Les acteurs prennent la parole, et s’adressent ouvertement à nous : l’un pour crier dans un mégaphone des discours révolutionnaires, l’une pour mettre en vente les imitations picturales de grands maîtres que possédait sa grand-mère (Monet, Manet, Velasquez), l’autre pour nous raconter son expérience de la communauté autonome danoise de Christiania.
Si l’humour n’est jamais absent (les rires du public ne sont pas rares), certains tableaux nous touchent au plus profond de nous-mêmes : ainsi la longue embrassade de Gianluca et d’un autre acteur, nus sur scène, ventre contre ventre, la course d’un couple devant un fond de scène de végétations en flammes sur le texte que Roméo déclame à la mort de Juliette, ou encore la vidéo d’une mante religieuse prenant la forme et la couleur de l’orchidée pour dévorer sa proie.
Le spectacle s’achève sur une scène d’une grande force émotionnelle. Accompagné d’une vidéo de cerisiers en fleur et de la voix de Joan Baez, Pippo raconte l’enterrement de sa mère dont on vient de voir les derniers instants filmés par lui-même, sur son lit d’hôpital, récitant du Saint Augustin, la main de Pippo caressant éperdument celle de sa mère, aux doigts déjà serrés et bleuis par la mort.
Il y a toujours des gens qui partent pendant les représentations de Pippo Delbono mais croyez-le, le cheminement parfois nécessaire pour apprendre à connaître et apprécier son travail est bénéfique. On s’aperçoit alors que tous ses spectacles (ses films et ses livres) parlent de la même chose : la vie, avec ce qu’elle suppose d’instabilité. Il faut savoir se laisser guider par Pippo, lui faire confiance, sans toujours questionner la cohérence du spectacle. Et il faut savoir rire, pleurer, rugir, et surtout, danser avec lui, de tout notre pauvre corps d’Homme.
Les dates d’Orchidee en France sont à venir sur la saison prochaine.
Joue actuellement Dopo la battaglia, son spectacle précédent : les 11 et 12 avril à Annecy, le 15 avril à Niort, les 18 et 19 avril à Cherbourg et les 22 et 23 avril à Brest
Consultez le site de la compagnie de Pippo Delbono, en particulier l’agenda de ses tournées.
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]]>Michel Raskine et Marivaux s’entendent bien. L’écriture scénique de l’un, moderne, drôle, intelligente, permet à la langue de l’autre une renaissance des plus séduisantes. La rencontre avait été foudroyante autour du Jeu de l’amour et du hasard en 2009 ; la mise en scène du Triomphe de l’amour, au TNP de Villeurbanne, tient les promesses […]
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]]>Michel Raskine et Marivaux s’entendent bien. L’écriture scénique de l’un, moderne, drôle, intelligente, permet à la langue de l’autre une renaissance des plus séduisantes. La rencontre avait été foudroyante autour du Jeu de l’amour et du hasard en 2009 ; la mise en scène du Triomphe de l’amour, au TNP de Villeurbanne, tient les promesses d’un second rendez-vous.
L’intrigue de cette pièce écrite en 1732 est au départ des plus tortueuses. Une princesse grecque, Léonide, dont la famille s’est emparée illégalement du pouvoir, est tombée par hasard sous le charme d’Agis, descendant de l’héritier légitime du trône, qui a été éduqué secrètement par le philosophe Hermocrate et sa soeur. Mais l’histoire compliquée des familles rivales – gribouillée rapidement à la craie par la comédienne tandis qu’elle explique la situation dans une traditionnelle scène d’exposition – n’intéresse que pour justifier l’imbroglio que doit inventer Léonide pour approcher l’élu de son coeur. Cette dernière ne peut en effet se présenter sous sa véritable identité et c’est déguisée en homme qu’elle aborde le refuge du philosophe. Sous le nom de Phocion, elle débarque donc animée du prétendu désir de recevoir l’enseignement du sage, et compte passer quelques jours en la demeure auprès de l’amant convoité. Mais l’intraitable austérité des hôtes complique le scénario initial.
Un monde en noir, voilà ce que découvre le spectateur en pénétrant avec Léonide chez le philosophe. Murs, sols, escaliers, rideaux, costumes, tout a l’air d’avoir été recouvert d’un voile d’obscurité qui concentre la communauté sur l’étude et la protège des séductions du monde extérieur. A cour, un escalier massif semble conduire aux hautes sphères de la connaissance ; en descendent à regret le philosophe et sa soeur, peu enclins à laisser l’étranger s’installer. Qu’à cela ne tienne : telle une redoutable machine de guerre, Léonide donne l’assaut. A chacun, se faisant tour à tour passer pour Phocion ou pour une certaine Aspasie, elle déclare un amour profond et déterminé au fil d’entretiens qui lui permettent de prolonger son séjour. Agis seul était visé, tous seront touchés. Si Marivaux décrit délicieusement l’ouverture progressive de la communauté à l’amour, Michel Raskine la met en scène avec un égal talent. Il associe d’abord l’arrivée de la princesse à un retour du mouvement dans le monde figé du philosophe : les corps roides et mesurés d’Agis, Hermocrate et Léontine sont brutalement confrontés à la tourbillonnante figure de l’Amour. Léonide, incarnée par l’étonnante Clémentine Verdier, investit le plateau avec toute la fougue des conquérants. Elle se démène sans relâche autour de ses trois victimes, tant et si bien qu’en leur inspirant l’amour, elle communique aux corps le tremblement de l’émotion retrouvée. Le déplacement des volumes sur la scène, offrant un espace de plus en plus ouvert au fil des actes, semble également participer de cette mise en branle générale. Le retour progressif de la couleur dans cet univers monochrome est l’autre signe du triomphe de l’amour et de la réconciliation des personnages avec le monde extérieur. Ainsi la raisonnable Léontine dévale-t-elle les escaliers en découvrant sous sa robe des collants rouges qui tranchent avec le noir de rigueur. A la fin de la pièce, Hermocrate et sa soeur, sur le point de renoncer à leur retraite pour épouser Aspasie/Phocion, arborent des tenues mondaines et multicolores.
La richesse de la mise en scène tient aussi au traitement des personnages secondaires. Dans la comédie de Marivaux, les valets pour une fois ne prennent pas la place des maîtres, ne dupliquent pas leurs intrigues mais sont plutôt les petites mains qui aident à la réalisation de leurs projets – moyennant finance bien sûr. Dès lors, leur charge comique peut être plus franche et grossière. Michel Raskine donne une place privilégiée à ces personnages de l’ombre et réinjecte à travers eux une dimension bouffonne. En avant-scène, à cour et à jardin, le jardinier du philosophe et le domestique Arlequin ont ainsi de petits espaces qui leur sont dévolus : le premier occupe une sorte de loge de concierge, le second recouvre sa zone de pépites qu’il suçote et recrache. Ils encadrent le plateau, comme les organisateurs de ce qui s’y trame, ou comme les garants du comique de ce qui s’y joue. L’un (interprété par un truculent Stéphane Bernard) exploite surtout les potentialités d’un comique de verbe tandis que l’autre propose un corps inlassablement lascif, aux postures vulgaires si propres à la farce.
Les spectateurs rient beaucoup au fil du spectacle, sans d’ailleurs que le comique soit réservé aux valets. Mais l’incroyable cruauté de la fable apparaît en plein jour durant la scène finale, quand la princesse révèle à tous sa véritable identité et renvoie le philosophe et sa soeur à leur terrible naïveté. Le choix de comédiens relativement âgés pour incarner Hermocrate et Léontine (les excellents Alain Libolt et Marief Guittier) prend alors tout son sens : eux qui pensaient s’octroyer une dernière tranche de vie n’ont plus qu’à retourner définitivement à leur retraite pour y attendre la mort. Léonide s’envole avec Agis et laisse dans une effroyable solitude ceux qui n’auront pas eu la chance de connaître l’amour – Michel Raskine, parachevant la cruauté du dramaturge, termine le spectacle sur les figures des laissés pour compte, dans un silence étourdissant.
Le Triomphe de l’amour, Marivaux, mise en scène Michel Raskine. Avec Stéphane Bernard, Prune Beuchat, Marief Guittier, Alain Libolt, Maxime Mansion, Thomas Rortais, Clémentine Verdier
Décor Stéphanie Mathieu / Costumes Michel Raskine /Lumières Julien Louisgrand
Du 29 janvier au 21 février 2014 au TNP de Villeurbanne
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]]>La Cie MPTA, Les Mains, Les Pieds et La Tête Aussi poursuit son partenariat avec le théâtre des Célestins de Lyon en réunissant pour quelques dates deux pièces brèves : Ali, conçue en 2008, puis une création dont le titre, emprunté à un poème de René Char, est en lui-même invitation au voyage, Nous sommes pareils […]
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]]>La Cie MPTA, Les Mains, Les Pieds et La Tête Aussi poursuit son partenariat avec le théâtre des Célestins de Lyon en réunissant pour quelques dates deux pièces brèves : Ali, conçue en 2008, puis une création dont le titre, emprunté à un poème de René Char, est en lui-même invitation au voyage, Nous sommes pareils à ces crapauds qui dans l’austère nuit des marais s’appellent et ne se voient pas, ployant à leur cri d’amour toute la fatalité de l’univers. Les deux spectacles proposent des univers très différents, ne serait-ce que parce que l’un est un duo, l’autre un trio accompagné par quatre musiciens, mais la pertinence du diptyque tient en partie à la collaboration des deux mêmes interprètes, Mathurin Bolze, co-fondateur de la compagnie, et Hedi Thabet.
Depuis sa création en 2001, la Cie MPTA, estampillée « nouveau cirque », se tient à la croisée des arts : M. Bolze s’avance sur les territoires de la danse et du théâtre avec toujours dans les poches un peu de sa terre d’origine, celle du cirque. Comme un fil continu ou par citations, l’univers du cirque apparaît dans chacune des deux propositions. Il est dans l’espace circulaire nettement marqué par les déplacements des interprètes, dans la proximité avec le danger, sans doute dans l’urgence et la rage de l’expression. Mais la narration et l’écriture du mouvement, plus spécifiques au théâtre et à la danse, sont aussi au cœur du projet.
Ali d’abord. Fruit de la rencontre entre Mathurin Bolze et Hedi Thabet, jongleur acrobate unijambiste, le spectacle raconte dans une économie de moyens extrême la relation qui unit un homme intègre et un homme amputé. Mathurin Bolze se munit simplement de béquilles, à l’instar de son partenaire. L’appareillage, lourd et encombrant, devient agrès aérien, source vitale de création, à la fois support du jeu et matière sonore qui rythme les déplacements. Sans un mot, les corps viennent représenter l’ambivalence des rapports, à la fois fraternels et agressifs, d’entraide et de domination. Les deux interprètes circulent autour d’une chaise centrale, tantôt exécutant les mêmes figures côte à côte, tantôt fusionnant en un même corps à trois jambes, tantôt se défiant à travers des postures ou des portés périlleux. Le cheminement est infini, car si parfois un équilibre semble trouvé, un pas de côté suffit à le rompre. Jusqu’à épuisement des corps donc – mais celui d’Hedi est increvable, tout comme sa colère -, Ali nous tient incroyablement suspendus. Un bijou.
L’entrée dans Nous sommes pareils à…, spectacle conçu cette fois par Ali Thabet (frère du jongleur), s’en trouve aussi plus délicate. Comment se rendre disponible, après quinze petites minutes d’entracte, à un autre univers ? Les premières images qu’on découvre sont pourtant assez magnétiques. Deux jeunes mariés font des tours de piste tandis qu’un groupe de musiciens célèbre l’union. Jour de noces à la Kusturica pour ce duo en robe blanche et costume. Mais voilà que déjà le couple s’ennuie au cœur de la fête, le marié manque de s’endormir et l’épousée traîne la patte. Déjà le couple a besoin d’un tiers qui s’invite et s’immisce, inopportun, inévitable. De sa jambe unique, Hedi Thabet bloque la traîne de la robe et attire à lui la jeune femme. Durant plus d’une demi-heure se développe sous nos yeux ce ballet à trois, sans un mot, de solitudes retrouvées en duos recomposés, jusqu’à ce que s’esquisse un curieux corps à trois, bancal et harmonieux. Le projet, il est vrai, laisse parfois plus extérieur, peut-être parce que les interprètes se heurtent aux limites de leur formation et de leur pratique dans une proposition plus radicalement tournée vers la danse. Quand bien même, les deux spectacles réunis ont l’immense mérite d’ouvrir une fenêtre sur de nouveaux espaces de création, qu’on ne saurait défricher sans risque.
Ali, de et avec Mathurin Bolze et Hedi Thabet
Suivi de
Nous sommes pareils à…, Conception d’Ali Thabet et Hedi Thabet / De et avec Artemis Stavridi, Mathurin Bolze, Hedi Thabet / Direction musicale – Sofyann Ben Youssef / Musiciens – Stefanos Filos, Giannis Niarcho, Nidhal Yahyaoui / Son – Jérôme Fèvre / Lumière – Ana Samoilovich
En tournée en France et en Europe, les 13 et 14 Décembre à Douai (59), du 18 Février au 1er Mars à Bruxelles (Belgique), le 4 Mars à Suresnes (92), le 26 Mars à Cherbourg Octeville (50), les 13 et 14 Mai à Valence (26), le 17 Mai à Tournai (Belgique)
La Compagnie MPTA produit également le spectacle À Bas Bruit en France et en Europe. Plus de renseignements ici.
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]]>Le metteur en scène Gwenaël Morin dirige désormais le Théâtre du Point du Jour de Lyon pour une période de trois ans. Le projet est radical : aucun spectacle invité, l’artiste s’engage dans un travail de création continu pour lequel il a rassemblé une troupe permanente. A compter de septembre 2013, il propose ainsi des cycles […]
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]]>Le metteur en scène Gwenaël Morin dirige désormais le Théâtre du Point du Jour de Lyon pour une période de trois ans. Le projet est radical : aucun spectacle invité, l’artiste s’engage dans un travail de création continu pour lequel il a rassemblé une troupe permanente. A compter de septembre 2013, il propose ainsi des cycles de trois mois consacrés à de grands auteurs : Molière, Sophocle, Shakespeare, Tchekhov pour cette saison. Il monte trois pièces de chaque auteur, qu’il donne un mois chacune. Le cycle Molière est ce mois-ci inauguré par une mise en scène très drôle et globalement pertinente d’un monstre de l’esthétique classique, Dom Juan.
Comme souvent dans les spectacles de Gwenaël Morin, vous n’oublierez pas que vous êtes au théâtre. Sur le plateau, les murs du bâtiment sont à vue ; pendant la représentation, les acteurs utilisent toutes les entrées et sorties de la salle et s’adressent directement aux spectateurs. Le texte de Molière est affiché sur le mur de fond de scène, ainsi qu’une sorte de calendrier des actes que les acteurs effeuillent au fur et à mesure de la progression de l’intrigue. Une couverture bleue sommaire, épinglée par Sganarelle à chaque fin d’acte, fait office de rideau de scène au centre du plateau. En-dehors de ces quelques éléments, aucun décor : au spectateur d’imaginer les espaces pourtant nombreux et contrastés que traversent les personnages. De rares objets font office d’une chose puis d’une autre. Bref, sachez d’où vous voyez et ce que vous voyez : des acteurs qui jouent des mots, des inventions de bric et de broc pour faire exister ce qui n’est pas. On reconnaît là une écriture de la distanciation chère à Brecht, qui ne sert pas ici le projet marxiste d’une prise de conscience politique mais la mise à vue et l’éloge d’un art.
Dom Juan est estampillé comédie, et c’est ce dont veut se souvenir G. Morin qui s’attache, en exacerbant les ressorts comiques de chaque scène, à révéler le genre de la pièce. Le traitement du début de l’Acte II est un bon exemple de ce parti pris. Les premières scènes introduisent le personnage de Pierrot racontant à sa promise Charlotte comment il a sauvé Dom Juan de la noyade, puis mettent en scène sa confrontation avec Dom Juan qui tente de séduire la jeune femme. Elles constituent a priori un passage comique dans la pièce : le décalage naît notamment du patois que Molière prête au jeune couple de paysans. G. Morin pousse à bout la proposition en demandant à l’interprète de Pierrot d’accélérer le débit de paroles au point de devenir parfaitement incompréhensible. Le personnage n’apparait plus que comme un corps trapu et gesticulant, qui n’accède pas au langage articulé. Cette réduction de l’humain à la pantomime semble tout à fait juste tant elle donne à voir la disparition des êtres face à la domination rhétorique de Dom Juan. La révélation est alors double pour le spectateur : le grotesque met à jour le caractère hilarant de la rencontre entre le paysan et le grand seigneur tout en permettant la compréhension d’un certain rapport à l’autre chez Dom Juan. Le filtre de la comédie n’est toutefois pas toujours aussi pertinent dans la suite du spectacle car bien des scènes résistent à ce prisme unique ; le comique n’est alors plus ce ressort profond ramené à la surface mais un empilement de gags plus ou moins bien sentis, plaqués sur la complexité. L’ambivalence générique de la pièce demeure le piège tendu au metteur en scène.
L’interprétation de l’énigmatique Dom Juan et du couple improbable qu’il forme avec son valet Sganarelle est l’autre grande question posée aux metteurs en scène. G. Morin ne semble pas vouloir psychologiser le libertin en s’interrogeant sur les motivations de son comportement. Il privilégie le mouvement comme axe principal du personnage. Dom Juan, incarné par un jeune acteur plein d’énergie et de talent, se définit par ce qu’il fait : il court d’une rencontre à une autre, répète les mêmes actions et les mêmes scénarios. La proposition scénographique d’un cercle blanc dessiné sur le plateau, qui sert par ailleurs de support de jeu dans certaines scènes, illustre d’une certaine façon cette frénésie fondamentale. Le rapport Dom Juan/Sganarelle, rapport éminemment plastique qui se déploie de la haine au désir, est quant à lui d’emblée renouvelé du fait de la prise en charge du rôle du valet par une actrice. Ce choix de distribution est en partie le fruit du hasard – les rôles ayant été attribués aux acteurs par tirage au sort – même s’il repose sur l’idée que filles et garçons sont égaux devant les rôles ; il est en tout cas ingénieux et fécond.
Les forces de la mise en scène, portée par une troupe de tout jeunes acteurs, sont de toute évidence nombreuses. Elles augurent du meilleur pour la suite de l’aventure au Point du Jour et nous laissent imaginer avec joie le Tartuffe à venir.
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]]>A côté du travail avec sa compagnie, Maguy Marin a plusieurs fois dirigé le Ballet de Lyon. En 1985, la chorégraphe, répondant à une commande, s’emparait du ballet de Prokofiev, « Cendrillon ». S’emparait, oui, d’une façon moderne et théâtrale qui désorienta souvent les danseurs de l’institution. Vingt-sept ans plus tard, après plus de 450 représentations en […]
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]]>A côté du travail avec sa compagnie, Maguy Marin a plusieurs fois dirigé le Ballet de Lyon. En 1985, la chorégraphe, répondant à une commande, s’emparait du ballet de Prokofiev, « Cendrillon ». S’emparait, oui, d’une façon moderne et théâtrale qui désorienta souvent les danseurs de l’institution. Vingt-sept ans plus tard, après plus de 450 représentations en France et à l’étranger qui témoignent du succès phénoménal de la proposition, «Cendrillon » est repris à l’Opéra de Lyon. Retour à la maison donc, d’un spectacle qui s’offre aussi désormais comme un témoin clé dans l’histoire de la danse.
Aujourd’hui, et cela éclaire bien sûr le succès et la longévité du ballet, m’apparait d’abord la grande cohérence des propositions de mise en scène. La matière première étant le conte de Perrault, la chorégraphe choisit de plonger entièrement dans un univers enfantin, comme si l’histoire de Cendrillon nous était racontée par un enfant, dans un monde d’enfants.
La scénographie de Montserrat Casanova, collaboratrice fidèle de Maguy Marin, donne le la. Lorsque le plateau s’éclaire lentement, nous découvrons une sorte de maison de poupée grandeur nature à trois niveaux, divisée en plusieurs compartiments. Le dispositif, ingénieux, offre des espaces bien séparés qui permettent de signifier les multiples lieux de la fable (le réduit où Cendrillon astique et balaie au premier niveau, la salle de bal au deuxième niveau, les diverses contrées traversées par le prince à la recherche de Cendrillon au dernier niveau…) sans changement de décor massif. En même temps, les petites transformations incessantes à l’intérieur de la maison renvoient au plaisir de l’enfant à manipuler et réorganiser ces boîtes à histoires (et hop, faisons apparaître un escalier pour relier le deuxième niveau au premier et mettre en scène la descente du prince !).
Dans cet espace Maguy Marin fait apparaitre les personnages du conte sous les traits des poupées de notre enfance : Cendrillon et le prince sont ainsi apparentés à un couple de Ken et Barbie clignotant, la bonne fée a troqué sa baguette magique contre l’épée laser d’un bioman, le trio marâtre-Boulotte-Echalas est incarné par trois poupons bouffis et grimaçants. Le parti-pris est poussé à l’extrême par la chorégraphe puisque les corps des danseurs disparaissent entièrement sous les attributs de leur personnage – combinaisons avec ou sans rembourrages, masques, costumes parfois très encombrants, accessoires… Cette proposition s’avère la plupart du temps très juste et porteuse, en ce qu’elle conduit les interprètes à inventer le mouvement d’une façon plus théâtrale et libérée des conventions classiques (ainsi, les « trois grasses » élaborent une gestuelle et des déplacements adaptés à leur costume gonflé et difforme, au potentiel particulièrement comique).
L’univers enfantin élaboré par Maguy Marin passe enfin par le choix d’une bande-son (composée par Jean Schwartz) qui fait entendre, à plusieurs reprises au fil du ballet, cris et rires d’enfants, sonorités synthétiques de jouets modernes, créant des intermèdes inattendus et décalés dans la partition de Prokofiev. C’est peut-être là l’invention la moins heureuse : la dynamique musicale s’en trouve souvent interrompue et certains de ces intermèdes (comme celui où la fée prépare Cendrillon au bal), trop longs, nuisent au rythme du spectacle.
La cohérence et la justesse des propositions scéniques, nous le voyons, a certainement fait le succès du ballet que bien des parents, spectateurs de la première heure, reviennent voir aujourd’hui avec leurs enfants. Mais c’est aussi, incontestablement, l’aspect patrimonial du spectacle qui justifie son importance et sa diffusion massive. Car les choix de la chorégraphe – distorsion de la partition originale, anonymat des danseurs masqués, libération du mouvement pensé à partir du corps du personnage – ont su ouvrir des voies nouvelles dans l’histoire du ballet classique.
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