En plus de huit cents pages et quatre parties, Ceux de 14 de Maurice Genevoix fait revivre les poilus dans leur quotidien. Témoignage, monument, mais surtout œuvre d’un humaniste et d’un grand écrivain. D’août 1914 à avril 1915, le sous- lieutenant Genevoix, jeune normalien, est sur le front. Il prend des notes dans ses carnets, poussé par Paul Dupuy, secrétaire général de Normale Sup, à qui il envoie régulièrement ses feuillets. Presque écrit sur le vif, son texte étonne par sa vivacité, son style alerte, factuel, surtout dans le premier livre « Sous Verdun » paru dès 1916. Le rythme se ralentit quand la guerre de position succède à la guerre de mouvement. L’élan et même l’allégresse, vite démentie, des premiers combats lorsqu’il ressent avant l’assaut « une excitation fumeuse, et trouble, presque sensuelle » fait place à l’ennui. La routine s’installe : trois jours en première ligne, trois en deuxième ligne, puis trois jours de cantonnement, ces jours tant attendus « nos trois jours » ceux pendant lesquels « chacun se retrouve lui-même ». L’attente dans les tranchées se fait interminable : « Nous nous affaissions sous le poids de l’ennui, de longues somnolences nous abrutissaient, et le fracas des obus qui tombaient derrière nous ne nous faisait même plus lever la tête. N’eût été cette pesanteur d’ennui qui jamais ne s’allégeait, nous eussions perdu la conscience de notre propre existence. » Tous les livres qui composent Ceux de 14 pourraient s’intituler, comme le troisième, « La Boue » . Elle est partout, gluante, enveloppante ; elle colle aux chaussures, on s’y enfonce, on s’y enlise : « Nous sommes des survivants humiliés. Toute cette grandeur s’est en allée de nous. Une guerre sordide nous ravale à son image : comme si en nous aussi, sous une bruine de tristesse et d’ennui s’élargissaient des flaques de...
Mélodie de Vienne, Ernst Lothar
écrit par Marie-Odile Sauvajon
Paru d’abord en anglais en 1944, Mélodie de Vienne de l’autrichien Ernst Lothar est de la veine des grands romans européens. A la fois saga familiale et fresque historique, il nous plonge dans l’univers de la Mitteleuropa au cœur des bouleversements du XXème siècle. C’est l’histoire d’un immeuble viennois, comme l’indique le titre en allemand L’Ange au trombone – Roman d’une maison. Durant un demi-siècle, de 1888 à 1938, nous suivons la vie de la famille Alt, constructeurs de pianos, qui occupe cette demeure depuis trois générations. et, à travers elle, l’histoire de l’Autriche. Le destin du n°10 de la Seilerstätte à Vienne et de ses habitants se confond avec celui de l’Empire austro-hongrois finissant. Dans cette demeure cossue à trois étages, construite par leur ancêtre, la famille Alt s’enorgueillit de posséder un piano sur lequel a joué Mozart et maintient des traditions immuables. Plusieurs générations et plusieurs nationalités y cohabitent, image de l’empire dans sa diversité. Otto Eberhard, le frère ainé marié à la fille d’un baron du Tyrol, procureur rigide et hiératique, figure la continuité, figé dans le respect du passé et des conventions à l’image du vieil empereur François-Joseph. Franz, son cadet, plus faible et maladroit, a repris l’entreprise familiale. Franz crée la surprise quand, à l’âge de trente-six ans, il annonce ses fiançailles avec la belle Henriette Stein, dite Hetti, d’origine juive, et décide de construire un quatrième étage pour y habiter. Elégante et volage, la jeune femme qui a été la maitresse de l’archiduc Rodolphe avant le drame de Mayerling, incarne l’insouciance viennoise, « le luxe de la légèreté » : les promenades au Prater, les bals masqués, les toilettes venues de Paris, les courses, le tokay et le punch à l’aspérule. De leur union vont naitre trois enfants : Hans, Franziska,...
2666, Roberto Bolaño
écrit par Fleur Bournier
Œuvre monumentale et dantesque, véritable expérience littéraire, 2666 est le grand roman de Roberto Bolaño, laissé inachevé par la mort de l’auteur. Le lecteur, fasciné, plonge tour à tour dans cinq récits aux tonalités fort différentes : roman de mœurs, policier, historique ou encore fantastique, l’œuvre embrasse toute la littérature, démontre sa vitalité et sa nécessité. 2666 peut effrayer par son volume (plus de 1300 pages), par l’idée d’une œuvre-somme peu accessible, et pourtant ce roman happe le lecteur. Hormis sa noirceur inhérente – jusqu’à l’insoutenable – il ne relève d’aucune gageure de lecture. L’écriture, fluide, colle aux personnages -tantôt familière, ordurière même, tantôt plus recherchée, mélancolique et poétique. Chacune des cinq parties s’attache à un ou plusieurs personnages, fait voyager dans le temps et l’espace, offrant un tableau sans concession du XXe siècle. La première partie, «La partie des critiques», est la plus loufoque : elle s’attache à un cénacle d’universitaires spécialistes d’un auteur occulte – Benno von Archimboldi – qui entreprennent de se lancer sur ses traces. L’auteur semble prendre un malin plaisir à décrire le milieu universitaire et à en déconstruire la sacro-sainte image. Les colloques sont ainsi par exemple peuplés – ou plutôt dépeuplés – par « des garçons et des filles avec un doctorat encore chaud sous le bras et qui s’efforçaient, sans s’arrêter sur les moyens, d’imposer leur lecture particulière d’Archimboldi, comme des missionnaires disposés à imposer la foi en Dieu même si pour cela il s’avérait nécessaire de pactiser avec le diable […], des gens que la littérature n’intéressait pas autant que la critique littéraire […]». La comédie de mœurs ouvre avec légèreté le roman. La seconde partie, «La partie d’Amalfitano», plus mélancolique, glisse peu à peu dans le fantastique. Père dévoué et universitaire désabusé vivant à Santa Teresa, Amalfitano semble contaminé par la ville et gagné par une forme de folie. Il entend des voix, ou encore suspend un manuel de géométrie à la corde à linge de son jardin. A sa fille, éberluée, qui l’interroge, il explique : « c’est une idée de Duchamp, laisser un manuel de géométrie suspendu en proie aux intempéries pour voir s’il apprend deux ou trois choses de la vie réelle.» La folie d’Amalfitano est liée aux «idées» ou «sensations» qui le traversent et offre une des meilleures clefs de lecture du roman de Bolaño : « Cela transformait la douleur des autres en la mémoire d’un seul. Cela transformait la douleur, qui est longue et naturelle et qui remporte toujours la victoire, en mémoire particulière, qui est humaine et brève et qui fausse toujours compagnie. Cela transformait un récit barbare d’injustices et d’abus, un hululement incohérent sans début ni fin, en une histoire bien structurée […]. Cela transformait la fuite en liberté, même si la liberté ne servait qu’à continuer à fuir. Cela transformait le chaos en ordre, même si c’était au prix de ce que l’on appelle communément le bon sens» La troisième partie, «La partie de Fate», rend hommage aux romans afro-américains et fait sienne les dénonciations qui les sous-tendent. Fate, le personnage principal de ce récit, est un journaliste afro-américain de Détroit qui vient de rencontrer un des fondateurs des Black Panthers, Barry Seaman, double fictif de Bobby Seale. Le récit de leur échange permet à Roberto Bolaño une véritable leçon d’Histoire sur le combat mené par les Afro-Américains pour l’égalité et la liberté. La tonalité de l’oeuvre s’assombrit. Dépêché à Santa Teresa pour couvrir un combat de boxe, Fate est confronté au racisme ordinaire de sa profession. Il comprend rapidement qu’un autre sujet mériterait bien davantage un article : le nombre alarmant de féminicides dans cette ville frontalière du Mexique. Au racisme succèdent le machisme et les dérives du patriarcat : qui s’intéresse à ces meurtres? Le lecteur découvre au fil de sa lecture que Santa Teresa, «cette merde entre un cimetière oublié et une décharge d’ordures» agit comme un...
La Montagne Magique, Thomas Mann
écrit par Marie-Odile Sauvajon
Lecture idéale pour temps de confinement que La Montagne magique, paru en 1924, le chef-d’œuvre de Thomas Mann, à la fois par sa taille et son sujet. On plonge dans cette somme de mille pages que son auteur mit plus de dix ans à écrire, à la fois roman de formation et réflexion sur le temps. Interminable et fascinant. Hans Castorp, jeune ingénieur allemand de vingt-quatre ans fraîchement diplômé, va passer trois semaines au Berghof, le sanatorium de Davos, en 1907, pour rendre visite à son cousin Joachim Ziemssen qui y soigne sa tuberculose. Et là, il découvre un autre monde : le « monde d’en haut » qui s’oppose au « pays plat », un monde différent, comme hors du temps. Peu à peu, il se laisse gagner, envoûter par le rythme lent et régulier de cette vie jusqu’à refuser de retourner dans la plaine. Il passe sept ans parmi « ceux d’en haut », sept ans de formation pendant lesquels il fait l’expérience de la maladie, de l’amour, de la mort et du temps suspendu. Au Berghof, Hans Castorp, « notre insignifiant héros » comme le nomme Thomas Mann, découvre des usages étonnants, un vocabulaire, des objets nouveaux (les confortables et ingénieuses chaises longues, les deux couvertures en poil de chameau et le sac de fourrure…) Comme dans un couvent retranché du monde, la vie s’y écoule avec ses rites quotidiens qui rythment la journée, (les cinq repas copieux, les cures de repos, les prises de température) ses grands messes (les conférences d’initiation à la psychanalyse, les concerts…) et ses grands prêtres (les médecins). Il s’intègre au groupe des malades, galerie de portraits, parfois presque des caricatures, venus de différents pays et milieux, sorte de société en miniature avec ses usages codés, sa hiérarchie – il y a la table des « Russes bien » et celle des « Russes ordinaires », même ici on ne se mélange pas! Parmi eux, quelques figures se distinguent et particulièrement les deux mentors antagonistes qui se disputent son éducation et s’affrontent dans de longues joutes verbales : Settembrini, l’italien beau parleur, franc-maçon humaniste et Naphta, le jésuite fanatique, obscurantiste inquiétant. Et puis, au trois quart du livre, après de longs développements philosophiques, comme si l’auteur voulait réveiller l’attention du lecteur, surgit un nouveau personnage, fascinant, grandiose, charismatique : Mynheer Peeperkorn, un riche commerçant hollandais accompagné de son valet de chambre malais, sorte de dieu païen qui lui donne une dernière leçon de vie. L’autre figure majeure est celle de Claudia Chauchat, la jeune russe dont il tombe instantanément et désespérément amoureux. Fasciné par les pommettes saillantes et les yeux bleu gris de la jeune femme, ces yeux de « loups des steppes » qui lui rappellent ceux de Pribislav Hippe, son camarade de collège. A l’intérieur du sanatorium, la mort, pourtant fréquente, se fait discrète, presque habituelle et banale ; elle emporte les jeunes filles malades que le médecin appelle ses « petits pinsons poitrinaires ». Seul signe visible « une chambre « abandonnée », une chambre devenue libre, une chambre que l’on désinfecte. » Elle devient présente et prégnante quand le narrateur décrit et accompagne les derniers moments de l’un de ses protagonistes. En vingt-quatre heures, la maladie fait du jeune homme un vieillard : « il franchissait au galop les âges qu’il ne lui était pas accordé d’atteindre dans le temps. » Curieusement, pour Hans Castorp, la prise de conscience de sa finitude passe par la radiographie : lorsqu’il voit l’image de sa main « (il) vit ce qu’il n’aurait jamais dû s’attendre à voir, mais ce qui, en somme, n’est pas fait pour être vu par l’homme, et ce qu’il n‘avait jamais pensé qu’il fût appelé à voir; il regarda dans sa propre tombe (…) et, pour la première fois de sa vie, il comprit qu’il mourrait. » Mais surtout, même si la maladie et la mort rôdent à chaque moment, il semble que le but de Thomas Mann ait été d’écrire un roman sur le temps, comme il le...
Mon Nouveau Testament, Simone
écrit par Marie-Odile Sauvajon
C’est un petit livre étrange, découvert par hasard. Petit par son format et son nombre de pages. Etrange par son titre et le nom de son auteure. Après quelques recherches, on apprend vite que « Simone » est en fait le pseudonyme de Pauline Benda, actrice et femme de lettres du siècle passé. A quatre-vingt-treize ans, elle écrit ce dernier livre, Mon Nouveau Testament, confession autobiographique sur son parcours de vie et ses croyances. Issue de la bourgeoisie juive parisienne, Pauline Benda est marquée très jeune par la mort de son père. Sa foi est ensuite ébranlée sous l’influence de son frère aîné, étudiant en philosophie. Elle entreprend des études à la Sorbonne, suit les cours de psychologie expérimentale de Théodule Ribot au Collège de France et les expériences de ce dernier sur les malades à la Salpêtrière et à Sainte-Anne. Au grand dam de sa mère, qui exige que sa fille mette fin à ses visites à l’hôpital et suive des cours de diction… si bien qu’elle devient actrice et épouse son professeur de diction. Mais le grand amour de sa vie est Alain-Fournier, l’auteur du Grand Meaulnes de dix ans son cadet avec lequel elle vit à partir de 1913 une brève liaison passionnée (1); le jeune officier meurt prématurément en septembre 1914. Revenant sur les événements qui ont marqué sa vie, elle raconte dans son ultime ouvrage comment la mort brutale des deux hommes qu’elle a le plus aimés et l’importance de la science et de la raison l’ont éloignée de la religion. Même si ne plus croire en un au-delà veut dire se résigner à ne jamais retrouver les êtres chers disparus, elle refuse les fausses consolations : « Je ne me rappelle pas être jamais retournée au pays où tout est possible,...
Kaputt, Malaparte
écrit par Marie-Odile Sauvajon
Témoin privilégié, spectateur désabusé, Curzio Malaparte raconte dans un roman terrible et magnifique ce qu’il a vu entre 1941 et 1943 sur le front de l’Est. Paru en 1944, controversé et trop oublié, Kaputt est le premier roman sur la seconde guerre mondiale et l’un des plus grands, « un livre horriblement cruel et gai » selon son auteur. L’histoire du manuscrit est à elle seule un roman : commencé en Roumanie, caché par un paysan, confié à un diplomate espagnol. Objet de polémique dès sa réception, le livre souffre sans doute de la réputation de son auteur mégalomane, brièvement partisan de Mussolini avant de critiquer le régime. Le titre Kaputt donne le ton « Aucun mot (…) ne saurait mieux indiquer ce que nous sommes, ce qu’est l’Europe, dorénavant : un amoncellement de débris. » Les titres de chaque partie « Les chevaux, Les rats, Les chiens, Les rennes » disent la déshumanisation, la barbarie à l’oeuvre. Partout, le froid, la faim, la mort et surtout le cynisme, la bonne conscience des bourreaux, l’entreprise rationnelle d’extermination. Dans ce roman qui raconte l’horreur et la cruauté de la guerre, il y a cependant encore place pour la beauté des choses. Admirateur de Chateaubriand dont il dit s’inspirer, Malaparte tient aussi de Proust pour les descriptions somptueuses. Un chapitre s’intitule d’ailleurs « Du côté de Guermantes ». Dans une langue virtuose et souvent métaphorique, il transfigure le champ de bataille en gravure de Dürer : «Les chars et les troupes d’assaut avançant dans les sillons tracés par les chenilles semblaient gravés au burin sur la plaque de cuivre de la plaine ». En esthète, Il évoque les notes pures et légères d’un prélude de Chopin écouté par les dignitaires nazis ou le rouge sanglant d’un vin de Bourgogne qui rappelle, dans la nuit blanche...
Le Hussard sur le toit, Giono
écrit par Marie-Odile Sauvajon
En Italie, l’épidémie de coronavirus a fait grimper les ventes de La Peste de Camus. D’un mal peut -il sortir un bien, un classique comme antidote en temps de crise sanitaire? Mais à Oran et aux rats, au docteur Rieux et à Tarroux, on peut préférer Angelo et la Provence de Giono. Les deux romans paraissent aux lendemains de la seconde guerre mondiale, l’un en 1947, l’autre en 1951 et donnent du nazisme, du Mal en général la même représentation métaphorique : celle de la maladie contagieuse, de l’épidémie redoutée. Mais là où Camus illustre, à travers ces personnages prisonniers dans la ville, les différentes réactions humaines face au malheur collectif (courage, solidarité, opportunisme, égoïsme, mysticisme…), Giono nous entraine dans une folle aventure faite d’héroïsme, de joie de vivre insolente et de légèreté. Angelo Pardi, le colonel des hussards, le carbonaro piémontais en fuite qui traverse la Provence, c’est tout cela à la fois : quelqu’un qui n’hésite pas à soigner les malades, à laver les cadavres mais qui garde toujours la tête haute, l’allure, la grâce, tel « un épi d’or sur un cheval noir ». Son remède contre la contagion? Ne pas avoir peur, mépriser la maladie. Il est dans la mêlée mais il la domine puisqu’il gambade sur les toits de Manosque et il lui échappe en galopant de collines en villages. On en arrive à ce paradoxe curieux : même si Giono décrit avec précision (et invention) les symptômes de la maladie, le détail des agonies, même si l’on découvre des villages abandonnés, des régions dévastés, Le Hussard reste un livre alerte et presque joyeux, irrigué par la jeunesse et l’énergie de son héros. Et par la beauté lumineuse de Pauline de Théus. Car c’est aussi une grande histoire d’amour, même si les deux protagonistes ne se rencontrent qu’au bout de deux cents pages et que leur relation reste idéale. Jamais sordide, toujours sublime. Peut-on choisir entre la peste et le choléra? Lisez (ou relisez) Le Hussard sur le toit. Le Hussard sur le toit, Jean Giono, 1951, Folio, 512 pages. La Peste, Albert Camus, 1947, Folio, 416...
Joseph Anton, Salman Rushdie
écrit par Fleur Bournier
Il aura fallu des années à Salman Rushdie pour oser se replonger dans les années les plus sombres de sa vie, celles de la fatwa, afin d’en livrer le récit, et de se réapproprier une histoire qui a fait couler beaucoup d’encre mais qui reste avant tout la sienne. Ecrit à la troisième personne, Joseph Anton se lit comme un roman policier, qui donnerait la parole à la victime prise dans une toile d’araignée. L’histoire de la fatwa prononcée par l’Ayatollah Khomeiny suite à la parution des Versets sataniques en 1989 est bien connue, néanmoins les rouages politiques et éditoriaux de cette affaires, et ses conséquences sur la vie de l’auteur, décrits dans Joseph Anton surprennent jusqu’à la dernière page le lecteur. Aujourd’hui la manière dont cette affaire a été traitée semble incroyable. La fermeté face à l’obscurantisme, au terrorisme, va de soi. Cela ne fut à l’époque pas aussi tranché. L’auteur a essuyé de nombreuses critiques et attaques, venant de journalistes peu scrupuleux et avides de gros titres, mais aussi d’intellectuels et de personnalités politiques. Il s’est vu fermer de nombreuses portes, sa liberté se réduisant peu à peu : interdiction de vols sur les plus grandes compagnies aériennes, refus d’autorisation de séjour, invitations à des évènements littéraires ajournées, refus des éditeurs de publier en poche Les Versets sataniques mais aussi ses nouveaux romans, … Innocent mais prisonnier de la protection de la Special Branch, se battant pour la liberté mais en étant privé, c’est à un véritable combat pour reconquérir ses droits que se livra Rushdie, un combat pour lui mais avant tout pour tous, pour que la parole des écrivains ne soit plus menacée. Pour autant, Rushdie ne se peint pas en héros de la liberté ; il ne s’épargne guère et...
Sous le volcan, Malcom Lowry
écrit par Marie-Odile Sauvajon
Chef-d’oeuvre d’une modernité stupéfiante dans lequel on s’engouffre avec délice, et que l’on savoure chapitre après chapitre (l’idéal serait de le lire en douze jours, un chapitre par jour), Sous le volcan de Malcolm Lowry raconte la dernière journée de Geoffrey Firmin, consul de Grande-Bretagne à Quauhnahuac. Naufrage grandiose et pathétique d’un homme en proie à ses démons. Tout tient en une journée (ou plutôt en deux puisque le premier chapitre rappelle cette journée exactement un an plus tard), une journée qui contient aussi tout le passé des protagonistes. Le 1er novembre 1939, jour des morts, dans la chaleur étouffante d’une petite ville du Mexique, trois personnages déambulent : Geoffrey Firmin, l’ancien consul, Hugh, son demi-frère, et Yvonne l’ex-femme de Geoffrey. Leurs points de vue alternent au cours des chapitres, se croisent, se superposent. Ce matin-là, Yvonne tant espérée est revenue alors que le Consul émerge d’une nuit d’ivresse. Mais dès le premier chapitre, on sait qu’il est trop tard et que l’on s’achemine inéluctablement vers la tragédie : « Et l’amour pouvait bien vous priver de parole, vous aveugler, vous rendre fou, vous tuer (…) cela n’étanchait pas votre soif de pouvoir dire l’amour trop tard venu. » Le Consul, marqué par la guerre de 14, appartient à cette génération perdue qui sombre dans l’alcool comme Fitzgerald ou Hemingway, qui s’embarque comme Céline ou Conrad pour un voyage au bout de la nuit, au bout de l’enfer. Comme lui, Yvonne et Hugh ont leurs fêlures, leurs blessures secrètes et leurs désillusions. A l’image de sa vie, le jardin du Consul, laissé à l’abandon, est en ruines: Eden devenu Enfer, métaphore de l’amour passé devenu impossible. Sous l’emprise de l’alcool, Geoffrey entend des voix, est en proie à des hallucinations. La réalité et l’imaginaire se mêlent...
Mémoires, Tome I, Simone de Beauvoir
écrit par Fleur Bournier
« Je me suis lancée dans une imprudente aventure quand j’ai commencé à parler de moi : on commence, on n’en finit pas. » écrit Simone de Beauvoir dans La force des choses, troisième volume de ses mémoires, après Mémoires d’une jeune fille rangée et La force de l’âge1, qui paraissent enfin à la bibliothèque de la Pléiade cette année. Consécration, s’il en est besoin, d’une femme d’exception. Le premier livre, Mémoires d’une jeune fille rangée, raconte les vingt premières années de la vie de l’auteure. Son enfance heureuse, à peine troublée par la première guerre mondiale, devient à l’adolescence un Eden perdu : incompréhension maternelle, distance du père qui lui préfère Poupette sa sœur, plus jolie, conformisme bourgeois oppressant, études décevantes dans le cadre sclérosé du cours Désir et perte de la foi. Si ses désillusions lui pèsent parfois, elle sait en faire une force et trouve en la littérature une voie salvatrice. Enfant, Beauvoir se réfugiait déjà dans le travail, ce qui faisait dire à son père : « Simone a un cerveau d’homme. Simone est un homme. ». Très tôt – et certainement pour palier l’indifférence de ce père qu’elle voudrait conquérir-, elle se promet un destin singulier : elle sera un écrivain célèbre. Sa décision prise, rien ne viendra l’ébranler. Son amitié avec Zaza Mabile est un autre fil conducteur : camarade complice, Zaza l’aide à supporter les demoiselles du cours Désir. Les deux jeunes filles, arrachent à leurs parents l’autorisation de poursuivre des études : « Dans mon milieu, on trouvait alors incongru qu’une jeune fille fît des études poussées ; prendre un métier, c’était déchoir. » Zaza ne suit pas son amie bien longtemps ; ses parents appartenant à la haute bourgeoisie s’effraient rapidement et cherchent à la soustraire à l’influence néfaste de Simone. L’histoire de Zaza est une version tragique de...
Le Complot contre l’Amérique, Philip Roth...
écrit par Marie-Odile Sauvajon
Déjà classique, Philip Roth? Non parce qu’il est récemment décédé ni parce que ses romans connaissent un immense succès mais parce que, quatorze ans après sa parution, son roman Le Complot contre l’Amérique n’a rien perdu de sa force et de son actualité. S’inspirant de sa propre enfance à Newark dans le New Jersey, Philip Roth imagine ce qui serait advenu à sa famille entre 1940 et 1942 si l’aviateur Charles Lindbergh, isolationniste et antisémite, avait été élu président des Etats-Unis à la place de Roosevelt. A partir de faits historiques – le comité America First, les sympathies de Lindbergh pour le régime nazi, son discours de septembre 1941 désignant les juifs comme groupe fauteur de guerre – le romancier construit une uchronie glaçante. D’abord insidieuse, la menace antisémite se précise, la parole se libère, les premières mesures contre les juifs sont prises et la violence explose. Quand Hermann Roth, le père du jeune héros, prend conscience du danger, il est déjà trop tard. En fin de livre, un post-scriptum bienvenu et documenté propose la véritable chronologie des personnages historiques ainsi que l’intégralité du discours de Lindbergh;le lecteur peut ainsi faire la part de la réalité et de la fiction et découvrir cette face sombre et peu connue de l’Amérique. De l’aveu même de l’auteur, Le Complot contre l’Amérique est, comme Némésis1, un roman de la peur. « La peur perpétuelle » enserre le roman de la première phrase jusqu’au dernier chapitre et maintient le lecteur dans un suspense haletant, angoissant. Elle s’étend de l’ancien au nouveau continent, n’épargnant aucun territoire. La peur ancestrale de la persécution s’abat sur le jeune Philip Roth âgé de sept ans lorsqu’il se découvre juif, lui qui croyait être « l’enfant américain de parents américains, qui fréquentai[t] l’école américaine d’une ville...
Le Cul de Judas, Antonio Lobo Antunes
écrit par Marie Fernandez
En 1971, Antonio Lobo Antunes, jeune étudiant en médecine, est envoyé en Angola pour effectuer son service militaire dans le bourbier de la guerre contre les mouvements d’indépendance. Dans cette lointaine Afrique et ces combats absurdes, l’homme qu’il va devenir se forme en même temps qu’une part de son humanité est à jamais piétinée. A son retour, et dans l’expérience continuée d’un impossible retour, Lobo Antunes publie Le cul de Judas, pivot d’une trilogie sur ces deux années de guerre dont le souvenir irrigue par la suite l’ensemble de son oeuvre. Autre Voyage au bout de la nuit, ce récit poignant fait émerger, incontestablement, une voix et une vision du monde. Le cul de Judas est un second roman, certaines fleurs du style d’Antunes sont en bourgeon, d’autres déjà bien ouvertes. Si la polyphonie n’est pas encore au coeur du processus d’écriture, le travail sur la mémoire et ses infinies superpositions est bien en jeu – « Nous ne sommes jamais où nous sommes, vous ne trouvez pas? […] Moi je suis toujours en Angola, comme il y a huit ans ». Deux récits structurent une suite de 26 courts chapitres correspondant chacun à une lettre de l’alphabet. La rencontre avec une femme inconnue dans le café du jardin zoologique de Lisbonne, la nuit passée avec elle, la séparation au petit matin au seuil de l’appartement constituent le cadre présent de la narration. Mais cette femme jamais nommée est le destinataire, le prétexte, le corps déclenchant d’un autre récit, celui des années passées en Angola. « Comme un déjeuner mal digéré nous monte à la gorge en reflux amers », l’expérience de la guerre se déverse face à l’autre, ambition première de la rencontre ou prisme incontournable d’accès à un être de solitude et de désillusion précisément devenu...
Les Deux Etendards, Lucien Rebatet
écrit par Marie-Odile Sauvajon
Peut-on encore lire Lucien Rebatet ? Répondre par la négative serait oublier que le pamphlétaire violemment antisémite des Décombres est aussi l’auteur d’un immense roman, Les Deux Etendards, qui s’inscrit dans la lignée de Balzac, de Stendhal et de Proust. Un chef d’œuvre à découvrir. François Mitterrand eut, dit-on, cette formule : «Il y a deux sortes d’hommes : ceux qui ont lu Les Deux Etendards, et les autres.» On comprend que ce roman ait pu séduire celui qui aimait les livres, les femmes et la France. Tout y est : les interrogations métaphysiques, l’amour fou, la province française aux accents balzaciens, l’entre-deux guerres, la peinture, la musique et la littérature. Et même si l’on peut parfois être irrité par les longs débats théologiques des deux protagonistes, le style alerte entraîne, le lyrisme emporte, l’ironie mordante réjouit. Chef d’œuvre maudit, ébauché en 1937, commencé en 1941 parallèlement à la rédaction des Décombres et aux articles dans Je suis partout, continué en 1944 lors de la fuite au château de Sigmaringen (où Rebatet côtoie Céline), il est achevé en prison à Fresnes dans le quartier des condamnés à mort, puis à Clairvaux où l’auteur en corrige les épreuves transmises clandestinement par sa femme; c’est l’œuvre d’une vie dans laquelle le romancier transpose des événements vécus. Salué lors de sa parution en 1952 par de nombreux auteurs dont Camus, il resta cependant sans succès, livre tabou occulté par le passé collaborateur de son auteur mais réédité régulièrement par Gallimard. Michel Croz, jeune provincial ambitieux, fait ses études à Paris et rêve de gloire littéraire. Puis rupture, tournant inattendu : devenu fou amoureux d’Anne-Marie, jeune lyonnaise que lui présente son ami Régis, Michel part vivre dans cette ville pour se rapprocher d’elle. Mais Anne-Marie aime Régis et est aimée...
Les Émigrants, W.G. Sebald
écrit par Célian Faure
Quatre hommes, quatre émigrants désenchantés et mystérieux dont la vie prit fin dans la solitude. L’immense Sebald enquête sur des itinéraires secrets dans une prose lunaire et sidérante. Lire les Émigrants, c’est d’abord adopter le point de vue d’un narrateur dont on suit les hésitantes pérégrinations à travers la mémoire des hommes. Cette enquête n’est pas celle d’un inspecteur de police, d’un biographe ou d’un historien, mais celle d’un lecteur intrigué qui découvre ses personnages en tournant les pages d’un roman. Sebald peint leurs souvenirs égarés et met en scène le secret et l’ignorance en évitant soigneusement l’exhaustivité : chaque coup de pinceau n’informe que de façon parcellaire et se garde de diagnostiquer les causes de leur mal de vivre. Ainsi des témoignages se forment, des digressions s’étendent, des anecdotes apparaissent. Des descriptions s’étalent et figent des rues, des bâtiments, des villes, des paysages. Chez Sebald, les lieux sont essentiels, maisons, usines, asile, sanatorium, autant d’arrière-cours dont l’esthétique détermine l’état d’âme de ceux qui s’y meuvent, influence leurs décisions, provoque parfois leurs chutes. Ces décors, ces cartes psychiques, sont des pièces photographiques d’émotions ou de souvenirs disparus. L’écrivain cisèle sa prose, distillant détails et couleurs avec la précision d’un orfèvre, imprimant même d’authentiques photographies au gré du récit comme pour signifier l’insuffisance des mots, à moins qu’il ne convoque les deux arts pour approcher au plus près la vérité. Je vois le sanatorium sur son éminence, je vois tout à la fois le bâtiment dans son ensemble et le plus infime de ses détails ; et je sais que les colombages, la ferme du toit, les montants de portes et les lambris, les planchers et les escaliers, les rampes et les balustrades, les encadrements des fenêtres et les linteaux sont déjà, sous la surface, irrémédiablement minés...
Crime et Châtiment, Dostoïevski
écrit par Marie Fernandez
Vous n’emportez que des policiers dans vos valises d’été? Qu’à cela ne tienne, vous pouvez conjuguer cette passion estivale avec la découverte d’un grand classique de la littérature russe du XIXème : Crime et châtiment. Non seulement vous y retrouverez tous les ingrédients nécessaires à vos plaisirs de lecture (un meurtre, une hache, un juge d’instruction malin et sinueux…) mais vous apprécierez certainement la surprise que vous réserve Dostoïevski en vous faisant suivre de bout en bout le point de vue de l’assassin! Petit détour donc par un succès de l’année 1866. Fédor Dostoïevski, criblé de dettes (il est joueur…) et très affecté par plusieurs décès consécutifs, reprend à bras le corps l’idée déjà ancienne d’une « confession de criminel » dans une Petersburg étouffante et misérable. Naît alors le célébrissime Raskolnikov, étymologiquement « le schismatique », qui rompt avec la communauté des humains en commettant l’irréparable. « C’est moi que j’ai tué, moi et pas elle, moi-même, et je me suis perdu à jamais » avoue le jeune homme perclus d’angoisse. Voilà ce qui intéresse Dostoïevski qui suit pas à pas son personnage dans les semaines qui suivent le meurtre, le « compte rendu psychologique d’un crime ». La tension dramatique du récit ne porte donc en aucune façon sur l’identité de l’assassin (cela vous changera) mais sur la possibilité pour celui-ci d’accéder au remords et de reprendre pied dans son humanité. Le mobile? Sans le sou, Raskolnikov a dû quitter l’université et se replie, seul et désoeuvré, entre les murs de son gourbi. Assez vite, la nécessité le conduit chez une vieille usurière dont il projette peu à peu le meurtre et le vol. Alors quoi? L’argent? L’étudiant ne prend pas la peine d’ouvrir la bourse dérobée chez sa victime ; il la cache sous une pierre et n’y revient...
Ô vous, frères humains, Albert Cohen
écrit par Elodie Roca
O vous, frères humains, qui assistez impuissants à la montée de l’antisémitisme, du racisme, de la haine de l’autre, lisez, faites lire le cri déchirant qu’un enfant adresse à l’humanité hostile qui l’entoure ! … 1905. La France est déchirée par l’affaire Dreyfus. Les « mort aux juifs » fleurissent sur les murs gris. De ce contexte social, il n’est presque jamais question dans le récit : Albert Cohen ne livre qu’un infime souvenir, quelques minutes de vie qui ont déterminé une existence de malheur. 1905, donc. Voilà plusieurs années qu’un petit garçon a quitté les Balkans à la suite de violents pogroms pour s’installer en France, son pays d’adoption, pays chéri auquel il dédie un autel dans le secret de sa chambre, « une crèche patriotique, une sorte de reliquaire des gloires de la France qu’entouraient des petites bougies, des fragments de miroir, des billes d’agate ». « En ce seizième jour du mois d’août, à trois heures cinq de l’après-midi », l’enfant s’apprête à fêter ses dix ans. Les petites bougies roses trônent déjà sur le gâteau. Il marche gaiement, innocemment, naïvement dans les rues de Marseille, à la recherche d’une bonne occasion de dépenser les trois francs que sa maman lui a donnés pour son anniversaire. Un vendeur, séduisant beau parleur, lui offre cette occasion : le petit décide d’acheter trois bâtons de détacheur pour faire plaisir à sa mère et la soulager de ses tâches ménagères. Trois bâtons pour plaire au camelot et lui donner une raison de remarquer cet enfant sage et aimant. Trois bâtons pour rester un moment dans le cercle rassurant des badauds, pour sentir leur connivence, pour être intégré. « Mais alors, rencontrant mon sourire tendre de dix ans, sourire d’amour, le camelot s’arrêta de discourir et de frotter, scruta silencieusement mon visage, sourit à son...
Tristes tropiques, Claude Lévi-Strauss
écrit par Elodie Roca
A l’heure où, en bons occidentaux, nous préparons peut-être nos vacances à l’autre bout du monde, voici un livre salutaire pour interroger notre consommation de cultures étrangères, notre rapport à l’autre et nos propres mœurs. Écrit en 1955, Tristes tropiques n’a pas pris une ride et ses analyses semblent d’une stupéfiante actualité. Claude Lévi-Strauss, jeune agrégé de philosophie, professeur de lycée sans enthousiasme, se voit proposer un poste à l’université de São Paulo, au Brésil. C’est pour lui le début d’une nouvelle carrière et de sa vocation d’ethnographe. Tristes tropiques retrace les différentes équipées qu’il a dirigées de 1935 à 1940 à la rencontre de plusieurs tribus brésiliennes. L’auteur livre un récit tout en paradoxe, à l’image de ces deux premières phrases déconcertantes : « Je hais les voyages et les explorateurs. Et voici que je m’apprête à raconter mes expéditions ». A première vue, et malgré son aversion pour ce genre, il rédige bien un récit de voyage. Mais cette entreprise ne vient qu’au terme d’une longue maturation, alors que Claude Lévi-Strauss a renoncé depuis quinze ans à voyager. La première partie du livre s’intitule d’ailleurs paradoxalement « La fin des voyages ». Si l’auteur y a renoncé, c’est d’abord, semble-t-il, pour la fatigue physique et morale occasionnée : fréquemment, l’auteur décrit les avaries des transports avec un humour proportionnel aux colères qu’elles ont dû provoquer alors. Comme ce camion qui transporte avec lui une cargaison de rondins que les passagers déchargent, mettent en place pour stabiliser une route inondée ou un pont fragilisé, puis rechargent à bord en prévision de la prochaine difficulté. Ou cette troupe de bœufs capricieux qui transportent les provisions mais doivent se reposer longuement et sont seuls à décider du moment où ils se remettront en chemin. La fatigue vient aussi du travail même...
Le Septième Sceau, Ingmar Bergman
écrit par Célian Faure
Au XIVème siècle, le chevalier Antonius Blok et son écuyer Jöns rentrent d’une décennie de croisade. Sur une plage, Blok, assailli par des questions métaphysiques sur Dieu et la camarde rencontre la Mort personnifiée justement venue l’emporter. Le chevalier lui propose une partie d’échecs pour gagner du temps et trouver des réponses. Alors que se déroule ce jeu macabre, Blok regagne sa demeure entouré de compagnons de circonstance et traverse un pays dévasté par la peste. La population, en perdition physique et morale, ne sait plus à quel saint se vouer pour échapper à la mort. Le Septième Sceau est un beau film : Bergman sait composer ses plans avec finesse, y mêle poésie et puissance contemplative. De magnifiques tableaux ouvrent l’oeuvre : ainsi ces chevaux au bord de la mer, cet aigle de l’Apocalypse tournoyant dans les cieux (Le Septième Sceau est une référence explicite à ce chapitre de la Bible). Certaines scènes, passées à la postérité, sont purement fantasmagoriques, comme le jeu d’échecs entre la Mort et le chevalier, ou la danse macabre finale au sommet d’une colline. Les thèmes de la fin du monde et de la perdition collective sont brassés avec les questions de la morale, du bonheur et de la foi. Ingmar Bergman n’y va pas de main morte ; son œuvre ne laisse pas beaucoup de place à la suggestion. Ses dialogues philosophiques plongent le spectateur, de gré ou de force, dans une introspection poussée : le chevalier, en crise existentielle, de retour d’un voyage dont on devine l’âpreté, voire l’horreur, est tiraillé entre sa foi et sa lassitude à l’égard de la religion. « Pourquoi ne puis-je tuer Dieu en moi ? Pourquoi continue-t-Il à vivre de façon douloureuse et avilissante ? », se demande Blok. La mort approchant, le voilà qui redoute ce...
L’armée des ombres, Jean-Pierre Melville...
écrit par Célian Faure
En 1969, Jean-Pierre Melville adapte sur grand écran le roman de Joseph Kessel, L’Armée des ombres, chef-d’œuvre de la littérature sur le thème de la Résistance sous l’occupation nazie. Sur ce sujet rebattu, plus d’un réalisateur a mordu la poussière en abusant de clichés par le biais d’un romantisme idiot, d’une esthétisation outrancière ou d’arrangements grossiers avec la réalité historique. Jusqu’à aujourd’hui, le nanar sur la Résistance se distingue principalement par son regard de groupie admirative et par sa complaisance nigaude virant à l’apologie toute soviétique du héros martyr. Au milieu de ce marasme, L’Armée des ombres de Jean-Pierre Melville se distingue et fait figure de chef d’œuvre inégalé. Alors que l’époque (1969) est à la gloire de la Résistance, alors qu’André Malraux joue de son vibrato pour saluer l’entrée de Jean Moulin au Panthéon, le film montre une réalité un peu moins clinquante. Mais la tâche n’était pas très ardue pour Jean-Pierre Melville. Son réalisme brut, lent et épuré semblait tout indiqué pour s’atteler à un tel sujet, lui, l’auteur de polars glauques qui parvient à restituer la morosité des situations tout en conservant une grande beauté à l’image et en alimentant une tension corrosive. Melville n’en fait pas des tonnes. Il ne fait pas résonner les violons lors d’une arrestation, il ne fait pas pleurer ses personnages, il ne souligne pas bêtement les coups d’éclat. Des actions épatantes, le film n’en a d’ailleurs pas, à moins qu’elles soient si bien filmées qu’elles n’en ont pas l’air… La Résistance c’est bien cela, non ? Des héros qui s’ignorent, qui agissent parce qu’ils ne peuvent faire autrement, déconnectés de toute gloriole anthume, obnubilés par la radio qu’ils doivent livrer sans encombre, par ces petites missions qui n’ont l’air de rien, ces petits tracas de la...
Le Festin de Babette, Gabriel Axel
écrit par Célian Faure
Le Festin de Babette, film danois sorti en 1987, est une extraordinaire célébration de l’art culinaire, pleine d’humour, de spiritualité et de délicatesse. Quelle beauté ! Quelle quiétude ! Quelle intelligence ! L’œuvre de Gabriel Axel, inspirée d’une nouvelle de Karen Blixen, est à n’en pas douter une référence absolue pour qui le plaisir de la ripaille est une élévation spirituelle tout autant qu’une communion des êtres. Les plaisirs du palais se muent ici en réflexion théologique et ajoutent un chapitre hédoniste à la Sainte Bible… Dans cette petite communauté luthérienne du Jutland, au Danemark, tout est austère. Ici, le Pasteur est une autorité spirituelle écrasante et l’on vit au rythme de ses sermons. A sa mort, ses deux filles, Martina et Filipa, toutes deux sublimes, continuent de suivre son enseignement et s’astreignent à une vie pieuse. Elles se tiennent éloignées des jouissances terrestres et se dévouent entièrement à leur communauté. Lorsque, plus jeunes, les sœurs sont tombées sous le charme d’un officier et d’un chanteur lyrique, elles ont tourné le dos à leurs sentiments, honteuses d’envisager un instant le plaisir égoïste de la chair. Un soir de 1871 débarque Babette, une française qui fuit la répression de la Commune de Paris et qui offre ses services de domestique en échange de l’hospitalité des sœurs. Elle s’intègre humblement à cette communauté, quoiqu’elle manifeste un compréhensible écoeurement devant les recettes locales qu’on lui commande. Quatorze années ont passé lorsqu’une nouvelle étonnante arrive de France : elle a gagné dix-mille francs à la loterie. Alors qu’approche la célébration des cent ans du défunt pasteur, Babette se met en tête de préparer à la communauté un dîner « français », un festin gargantuesque en complète contradiction avec les préceptes luthériens de ses hôtes. Le Festin de Babette devient alors une ode à la...
Le Voleur de bicyclette, Vittorio de Sica
écrit par Célian Faure
Le Voleur de bicyclette (1948) affiche l’humilité propre au style néoréaliste italien dans l’économie des effets, dans la simplicité de l’intrigue, des personnages et de la mise en scène. Le film ressemble à une chronique de Rome après guerre, tant Vittorio De Sica soigne son aspect documentaire, en utilisant les décors naturels de la ville ou en employant des acteurs non professionnels. Le personnage principal, Antonio, est un ouvrier au chômage. Sa première apparition dans le film est significative : c’est au sein de la foule nombreuse de ses semblables qu’on le cherche, comme s’il s’agissait de signifier d’emblée le primat de l’appartenance sociale sur l’individu. Aussi, le titre du film agit comme un programme. Antonio obtient un emploi de colleur d’affiches, à la seule condition de posséder une bicyclette. Dès lors le spectateur attend ce vol et le réalisateur joue avec lui en ménageant suspense et fausses pistes, comme cette scène où, imprudemment, Antonio laisse sa bicyclette dans la rue sous la surveillance d’un enfant afin de suivre sa femme dans l’appartement d’une voyante. La bicyclette est donc vitale pour Antonio et sa famille. Le tragique du film se met en place autour de cet objet providentiel. Comme les pièces des dramaturges classiques, l’intrigue n’a finalement que peu d’importance et l’on se place en spectateur craintif d’un accident qui forcément se produira. « Craintif », car Antonio est sympathique, bon, irréprochable. « Forcément », car le titre l’annonce. Mais le titre ne désigne pas le larcin initial, celui d’un jeune homme dérobant la bicyclette du colleur d’affiche alors à l’ouvrage. Il signifie davantage celui qu’Antonio commettra lui même plus tard, profitant à son tour de la négligence d’un homme pour reproduire le délit dont il a été victime. Un vol auquel il se résout, désespéré par la perspective de perdre son emploi et de voir sa famille sombrer dans la misère. Un vol que l’on redoute, auquel on ne croit pas, qu’on espère un peu tout de même en se disant, au fond, que ce petit mal résoudrait bien des misères pour cette famille aussi attachante qu’exemplaire. Repoussant l’échéance, De Sica nous entraîne dans de longues déambulations au cœur de Rome, de ses quartiers, de sa population, en compagnie d’un fils silencieusement protecteur de ce père qui, son enquête demeurant vaine, s’enfonce peu à peu vers l’indignité du vol. Car le drame absolu vécu par le « voleur » Antonio est avant tout moral, cédant à une bassesse que tout en lui contredit. On assiste – c’est là la dimension hautement politique du film – à la chute d’un homme intègre fatalement poussé au délit par une société âpre, génératrice d’injustice et de crimes. Ce film est finalement une lecture intelligente et humble de la genèse du mal, enfanté par la misère et l’injustice. Tout est fait, génie du réalisateur, pour que, de bout en bout, le spectateur entre en complète empathie avec Antonio, l’antihéros par excellence : il est simple, doux, humble, fait ce qu’il faut et ce que, nous semble-t-il, nous aurions tous fait, sans héroïsme ni couardise. Antonio a du bon sens, est un père attentionné, guidé par la volonté d’offrir le meilleur à sa famille. Il désire qu’éclate la vérité, sans pour autant se perdre avec déraison dans de vains combats. Il est l’antithèse du criminel. Cette forte empathie du spectateur pour Antonio culmine avec le vol final. Le spectateur le comprend et l’excuse aussitôt grâce à sa connaissance des événements, alors que l’opprobre violent des passants s’abat sur sa personne. Sa propre honte coule également sur lui, supplice insupportable dans lequel se clôt le film : le plus droit des hommes finit par mépriser ses actes. La honte est bien l’injustice majeure, la punition suprême. D’ailleurs Vittorio De Sica est assez lucide pour ne pas accabler davantage son personnage – ou pour signifier qu’aucun autre châtiment ne vaut ce sentiment : la victime ne porte pas plainte et cet acte reste...
Nous nous sommes tant aimés, Ettore Scola
écrit par Marie-Anna Gauthier
Gianni, Nicola et Antonio se lient d’amitié pendant la guerre : ils appartiennent tous les trois à la résistance et combattent farouchement dans le maquis contre l’occupation allemande. A la libération, un monde nouveau s’ouvre à eux. Militants fervents de la révolution, ils abordent cette nouvelle période de l’Histoire nourris de rêves et d’illusions. Le film raconte alors le parcours de ces trois hommes, confrontés à la réalité de l’Italie de l’après-guerre. Le spectateur suit leurs destins individuels sur une trentaine d’années : chacun se raconte par l’intermédiaire d’une voix off superposée aux images. Le film alterne ainsi les trois points de vue, chacun se faisant le narrateur de sa propre histoire. Entre ces trois hommes se trouve une femme, Luciana, aspirante actrice, qui aura une aventure avec chacun d’entre eux. De manière assez classique, la femme est l’élément qui vient signer la rupture entre les trois amis. Cependant, le spectateur comprend que le conflit n’est pas tant sentimental qu’idéologique : quand ils se retrouvent vingt-cinq ans après, le fossé qui existait déjà entre eux est devenu immense. Comme le dit l’un des personnages, « nous voulions changer le monde, mais c’est le monde qui nous a changés ». Gianni incarne ainsi le personnage du riche parvenu, celui qui a trahi ses idéaux de jeunesse, par ambition d’abord, mais sans doute aussi par simple cupidité. Mais paradoxalement, ce n’est pas avec lui que Scola est le plus sévère : bien qu’il le dépeigne dans toutes ses compromissions, ses lâchetés, ses traîtrises, le personnage n’en reste pas moins grand et dans une certaine mesure respectable. A l’inverse, même si Antonio et Nicola ne se sont pas compromis et qu’ils sont restés fidèles à leur ligne idéologique, Scola s’en amuse et fait d’eux de sympathiques ratés. Les voilà embourbés dans une existence...