Certaines n’avaient jamais vu la mer, Julie Otsuka
Lorsqu’on leur offre la possibilité de quitter leur pays et la pauvreté dans laquelle elles survivent, ces jeunes femmes japonaises n’hésitent pas. Elles embarquent pour l’Amérique avec leur kimono, leur savoir-faire de cuisinière, leur bon sens de paysannes, leur quant-à-soi pour les plus privilégiées. Elles viennent avec leur croyance (généralement bouddhiste), leur innocence, leur endurance – qui leur sera bien utile. En effet, instrumentalisées par des agences matrimoniales peu scrupuleuses, elles déchantent aussitôt arrivées : les hommes qu’elles épousent sont des brutes épaisses auprès desquels elles mèneront une vie de misère. Prolétaires ou non, toutes seront soumises aux mêmes brimades, au même mépris, au même désenchantement : « Nous comprenions que jamais nous n’aurions dû partir de chez nous ».
Après Quand l’empereur était un dieu, roman inspiré par l’histoire de son grand-père suspecté de trahison après l’attaque de Pearl Harbor et interné pendant trois ans, Julie Otsuka renoue avec ses origines pour raconter le trajet de ces femmes japonaises, de leur arrivée sur le port de San Francisco aux camps d’internement une vingtaine d’années plus tard. Ce petit livre poignant, très singulier, a été acclamé aux Etats-Unis avant de l’être en France : aujourd’hui auréolé du Prix Femina Etranger 2012, il caracole en tête des ventes depuis quelques semaines. Ce succès est aisément compréhensible : non seulement la romancière met en lumière un fait historique méconnu – la déportation des populations japonaises pendant la seconde guerre mondiale-, mais elle le fait avec une virtuosité époustouflante.
Ce court roman se divise en huit chapitres aux titres éloquents – de l’ironique « Bienvenue, mesdemoiselles japonaises ! » au tragique « Disparition ». Dans l’intervalle de ces cent-cinquante pages, le lecteur est confronté à un vaste mouvement de dégradation, de la désillusion à la disparition. C’est la mémoire de tout un peuple qu’il s’agit alors de reconstruire, peuple japonais martyrisé par les Blancs, méprisé par les autres populations immigrées, rejeté par leurs propres descendants qui ne comprennent plus leurs mœurs et leurs valeurs.
Cette mémoire va s’incarner dans les voix de ces femmes qui, dans une douce élégie, se racontent pour ne plus être oubliées. Pour autant, elles ne s’autorisent jamais le « je », et c’est le « nous » qui prime, dans un vaste ensemble qui tient du chœur polyphonique. Les reprises anaphoriques qui structurent les chapitres construisent un rythme lancinant, entêtant, qui dit tout de la douleur partagée : « Sur le bateau chaque nuit nous nous pressions dans le lit les unes des autres (…). Sur le bateau parfois nous restions éveillées pendant des heures dans l’obscurité sombre et humide de la calle (…). Sur le bateau nous nous plaignions de tout ». Ce mode narratif pluriel et incantatoire laisse le lecteur dans un état proche du ravissement. Symptomatiquement, c’est dans le dernier chapitre que le « nous » s’efface, laissant place à une douloureuse troisième personne : « Ils ont disparu de notre ville. Leurs maisons sont vides, murées. Leurs boîtes aux lettres débordent ».
Cependant, et c’est là que se trouve la grande réussite de ce roman, le singulier ne s’efface jamais au profit du collectif. Certes, il faut bien un « nous » pour avoir la force de se dire, mais ce qu’on nous raconte, ce qui se joue entre ces lignes, c’est toujours une expérience individuelle. Julie Otsuka ne choisit pas l’exemplarité d’une histoire qui serait valable pour toutes les autres, mais laisse au contraire à chacune la liberté de se raconter. Les reprises anaphoriques viennent harmoniser les expériences dans un même mouvement, mais ne leur ôtent jamais leur singularité : « Ils nous ont prises alors que même que nous serrions les jambes en demandant : « S’il vous plaît, non. » (…) Ils nous ont prises avec politesse (…). Ils nous ont prises avec timidité, beaucoup de difficulté, en se demandant comment faire ». Comme un pied de nez aux discours globalisants, la romancière fait entendre la multiplicité des destins au sein du collectif, réaffirmant par là même la valeur de l’individu au sein d’une société qui l’opprime. Cette esthétique impressionniste s’avère un instrument politique d’une grande délicatesse.
Julie Otsuka, Certaines n’avaient jamais vu la mer, Phebus, 2012, 144 pages