La Crème de la crème, Kim Chapiron
« Vous êtes dans la meilleure business school d’Europe » déclare le directeur d’une grande école type HEC lors de son discours de bienvenue aux premières années, dans un amphithéâtre empli de têtes blondes recevant avec gravité le sacre réservé à « la crème de la crème ». A cette scène d’ouverture succède sans transition le spectacle édifiant de Jaffar, deuxième année, se masturbant devant un film X. Voilà qui est clair : c’est avec une lame particulièrement aiguisée que Kim Chapiron, dans son dernier long métrage, attaque les valeurs et comportements de cette prétendue élite à laquelle aspirent aujourd’hui nombre de jeunes gens. Dilettantisme, machisme, déliquescence morale, le portrait n’est guère flatteur et l’on comprend que les élèves de la grande école parisienne aient peu apprécié la caricature.
Trois personnages, Dan, Kelli et Louis, sont au centre du film. Leur histoire semble constamment mise en regard avec celle des célèbres étudiants de Harvard racontée par David Fincher dans « The Social Network« . Comme Mark Zuckerberg, les protagonistes imaginés par Chapiron peinent à trouver leur place dans un réseau de clubs fortement discriminants : Kelli, figure de la Pauvre, vient d’une famille modeste et n’a pas suivi la voie royale des classes préparatoires pour intégrer l’école, Dan et Jaffar figurent quant à eux les Arabes de la communauté, dont la mise à l’écart dit assez le mépris latent qui les entoure. Dan et Kelli prennent la tête d’un réseau qui, comme Facebook, se développe d’abord à l’intérieur de l’école avant de s’étendre à d’autres centres universitaires. Comme Mark Zuckerberg, ils sont rejoints par un jeune homme ambitieux, parfaite émanation de son milieu grand–bourgeois, le biennommé Louis. Les parallélismes de réalisation (séquences filmées dans la petite chambre universitaire) complètent les points communs de la narration. Mais le rapprochement permet surtout de souligner la décadence des apprentis commerciaux. Car si Mark Zuckerberg est à l’origine d’un réseau social mondialement connu, les trois compères, eux, tout pétris de théories économiques, ne s’illustrent que par la mise en place d’un réseau de prostitution vité démantelé par la direction de l’école.
Pourtant, le profil des protagonistes et la manière dont Chapiron les rend sympathiques au spectateur laissent croire un temps qu’il y aurait quelque chose à sauver dans ce microcosme empoisonné. Physiquement d’abord, Dan se distingue de la masse uniforme des fils de bonne famille, visages poupons, corps musclés. Ensuite, ni lui ni Kelli ne se mêlent aux rites et jeux collectifs : à travers leur regard interloqué, on découvre le choeur des étudiants hurlant « les lacs du connemara » au faîte d’une beuverie généralisée ou se jetant à demi nus dans les couloirs savonneux d’un bâtiment. Leur position en retrait les protège et les innocente à nos yeux. Jusqu’à la fin presque, on ne se rend pas compte qu’ils sont certainement les pires dans leur désir de ressembler aux autres. La réalité de la prostitution nous apparaît à peine, comme une photo bien retouchée : Dan fait le taxi pour ses ouailles, patrons et employées partagent de gentilles soirées. La veille du conseil de discipline, Dan répète incrédule le mot « proxénète », comme si la langue permettait tout à coup de prendre la mesure du réel. Force est donc de reconnaître au scénario et à la réalisation cette capacité à interroger la façon dont l’image peut influencer nos représentations et diriger nos identifications.
La critique de Kim Chapiron est certes caricaturale mais ce n’est pas ce qu’on peut lui reprocher. Il y a une vérité à saisir dans toute caricature. Rien ne peut émerger d’un monde où le langage économique envahit tous les espaces de la vie et où les individus sont définis par leur valeur sur le marché. Hommes et femmes y sont voués à l’immoralité et à la souffrance comme sur cette toile de Bosch dont Kelli détaille les figures. Non, on reprocherait plutôt au dernier film de Chapiron son absence d’audace et d’innovations dans la réalisation – on aurait pu attendre des choix plus radicaux pour évoquer la monstruosité de ces étudiants comme fabriqués en série – et l’on regrette que le propos du réalisateur n’ait pas trouvé son langage cinématographique.
Date de sortie : 2 avril 2014.
Réalisé par : Kim Chapiron
Avec : Thomas Blumenthal, Alice Isaaz, Jean-Baptiste Lafarge
Durée : 1h30 mns
Intéressant, j’aime bien la comparaison avec The Social Network. J’ai hâte de le voir!