Danser les ombres, Laurent Gaudé
Le dernier roman de Laurent Gaudé reprend les éléments qui l’ont fait connaître et apprécier : l’exotisme et son goût d’ailleurs, la tragédie et ses funeste oracles, la vie et la mort entre rationalité et superstitions. L’alchimie prend: on se laisse envahir par l’esprit d’Haïti, mais l’auteur perd peu à peu le juste équilibre qu’il avait su trouver. A lire pour les cent cinquante très belles premières pages !
Lucine, jeune femme de Jacmel, quitte sa petite ville de province après la mort de sa plus jeune sœur, maman irresponsable de deux jeunes enfants. Elle est envoyée en mission à Port-au-Prince pour soutirer de l’argent au père des enfants orphelins ; dès son arrivée, elle retrouve l’ambiance de la ville où elle a fait ses études et s’y replonge avec délice. Elle est accueillie à bras ouverts dans le cercle de la maison Fessou, un ancien bordel qui rassemble des amis de tous âges et de tous milieux sociaux. Elle y découvre la douceur de vivre, l’amour et un possible bonheur, jusqu’à ce que la terre tremble, s’ouvre, et laisse place aux ombres.
La première moitié du roman est envoûtante. L’auteur donne vie à des personnages très divers, de Lucine, jeune provinciale en quête de liberté, au vieux Tess, propriétaire de Fessou ; des anciens activistes politiques, Prophète Coicou ou Pabava, tous deux torturés, à leur bourreau, Firmin dit Matrak ; de Lily, jeune fille riche et malade, à Ti-Sourire, future infirmière qui habite le quartier pauvre de Jalousie.
Tous parcourent la ville, à pied, à moto, en taxi. Ils nous entraînent au marché où de vieilles marchandes gouailleuses s’invectivent en créole ; ils pénètrent dans la gaguère où se déroulent les combats de coqs ; ils poussent le portail de villas luxueuses ou se faufilent dans des ruelles crasseuses et animées.
Les points de vue se croisent. On découvre les multiples facettes d’une société haïtienne écrasée par les années d’occupation française puis américaine et par les différentes dictatures, mais farouchement rebelle et vivante. Le contexte historique est très présent mais n’est évoqué que par petites touches au gré des réminiscences des protagonistes.
Les cent cinquante premières pages mêlent sans heurt le réalisme historique à la culture vaudou, avec son cortège d’esprits et de superstitions.
Cette première moitié du roman est une ode à la culture haïtienne et à Port-au-Prince, « cette ville où tout le monde vit dehors, où l’on peut assister – le temps d’une promenade – à des disputes, des parties de cartes entre amis, des bains de nourrissons ». C’est un chant à la vie et à la fraternité. Le bonheur de l’instant partagé y apparaît comme la forme la plus aboutie de résistance à toutes les forces obscures, ce que la dédicace, déjà, annonçait : « Pour Gaël Turine, En souvenir de ces heures passées ensemble dans les rues de Port-au-Prince, en amitié ».
L’extrême douceur, la paix qui émane du pays, sont malheureusement entachées dès le départ. Le roman s’ouvre sous les mauvais auspices de la tragédie : dès les premières pages, un esprit s’engouffre dans les rues de Jacmel et marque Lucine de son empreinte. On pressent le déferlement du malheur qui va se déchaîner malgré le calme apparent. Mais à la fatalité des forces telluriques s’oppose l’union des hommes dans la douleur. A la mort partout répandue, la force vitale de la solidarité.
Au début du roman, l’auteur trouve un juste et fragile équilibre entre réalisme et surnaturel mais après le tremblement de terre, celui-ci bascule sans nuance dans l’animisme. Il reprend une image qu’il avait déjà utilisée dans Le Soleil des Scorta, mais de façon moins recevable : en s’ouvrant, la terre laisse entendre les voix des morts qui viennent chercher les vivants. Dans le prix Goncourt, on pouvait attribuer cette croyance à la seule superstition de Carmela, vieille italienne devenue sénile ; dans ce dernier roman, cependant, il n’y a pas d’autre interprétation possible : le monde est irrémédiablement envahi de fantômes. La fin n’est plus que surnaturelle. Le doute qui ouvre au questionnement spirituel n’est plus permis, reste une doctrine ésotérique assez peu recevable pour un occidental.
Laurent Gaudé, Danser les ombres, Actes Sud, 2015, 250 pages