Décompression, Juli Zeh
Lanzarote est une île paradisiaque, aride et sauvage, un soleil intense luit sur les facades blanches des demeures canariennes. Un lieu idéal pour Sven, ancien étudiant en droit reconverti en moniteur de plongée, dont le but, en s’y installant, était d’échapper à la société des hommes, à leurs jugements permanents. En quittant l’Allemagne, Sven a emmené avec lui Antje, sa compagne qui l’assiste à plein temps dans son entreprise de plongée touristique. Libéré des engagements du monde, baragouinant vaguement l’espagnol, Sven mène donc une vie retirée, tout entier absorbé par son activité sous-marine. L’arrivée de Theo et Jola, couple glamour et sensiblement perturbé, va bouleverser cet équilibre artificiel.
Le dernier roman de Juli Zeh est un thriller psychologique dont la franche réussite tient d’abord à l’épaisse ambiguité du trio amoureux que forment Jola, Théo et Sven. Jola, la jeune et superbe actrice en attente du grand rôle de sa carrière, joue un double jeu dangereux. Elle aguiche outrageusement Sven mais guette en permanence les signes d’amour de Théo. Ce dernier, écrivain prometteur, est semble-t-il, en panne d’inspiration. Quant à ses pratiques sexuelles, elles témoignent d’une singulière perversité. Sven, si soucieux de rester à distance des conflits, est irrésistiblement attiré par la voluptueuse Jola ; sa volonté de désengagement est mise à rude épreuve au contact du couple. Sven est l’homme neuf, l’homme nouveau, à l’inverse de Théo, que Jola surnomme le « viel homme », tout à ses ruminations et à sa violence enfouie. Mais sa nonchalance, son calme de façade se fissurent insensiblement, à mesure qu’il s’empêtre un peu plus dans cette histoire confuse avec Jola, dont Théo est le témoin tour à tour complice et exaspéré.
L’obscure tension du récit est habilement entretenue par la façon qu’a Juli Zeh de faire alterner les voix de Sven et de Jola, à travers son journal. Les évènements sont ainsi narrés selon deux points de vue, lesquels, inévitablement, ne correspondent pas du tout. Qui ment ? Qui altère la vérité pour qu’elle s’ajuste à sa vision du monde ? Décompression, à ce titre, est non seulement un page turner efficace, mais aussi la subtile déconstruction du personnage stable et un peu trop lisse de Sven. La confrontation des deux versions sème inévitablement le doute quant à son équilibre psychique. Avant l’arrivée du couple, Sven vit comme retranché dans les profondeurs, dans le silence abyssal de la mer. La rencontre avec la starlette et l’écrivain sera pour lui comme une brusque remontée à la surface, une décompression violente qui éclaire d’un jour nouveau son existence entière. Le coup de force de Zeh est de nous obliger à constater que ce que nous avions pris chez Sven pour des choix de vie raisonnables, voire courageux, pourraient bien être une forme de lâcheté, un art de la fuite peu honorable.
La plume de Juli Zeh ne cherche pas les effets de manche, elle est élégante dans sa précision et travaille à soutenir le suspense avec un tempo qui, si ce n’est dans les derniers moments du récit, ne faiblit jamais. Pour faire sentir les désirs délétères qui habitent les protagonistes, son écriture se teinte d’un érotisme ambigü, tout à la fois excitant et rebutant… Mais qui ne laisse, quoi qu’il en soit, aucun répit au lecteur emporté par ce roman acide et émoustillant.
Julie Zeh, Décompression, Actes Sud, 2013, 288 pages