Le dernier Voyage de Soutine, Ralph Dutli
Ralph Dutli convoque à travers ses trois dernières journées toute l’existence tourmentée du peintre Chaïm Soutine. Voyage halluciné à travers la vie et l’oeuvre d’un artiste maudit. Violent et passionnant.
Août 1943. Alors qu’il souffre d’un ulcère à l’estomac au dernier degré, Soutine est transporté de Chinon à Paris pour y être opéré. Au cours de ce transfert interminable et clandestin, dans un corbillard et hors des routes principales pour éviter les points de contrôle dans la France occupée, il revoit tout : l’enfance misérable dans le ghetto de Smilovitchi, l’académie des Beaux-Arts de Vilna, l’arrivée à Paris en 1913, les années de vache enragée à Montparnasse, l’amitié avec Modigliani, les amours avec Gerda Groth puis avec Marie-Berthe (ex-femme de Max Ernst), la rencontre miraculeuse avec le riche collectionneur Julian Barnes en 1923, les séjours à Cagnes et à Céret, la guerre et les caches successives à Paris et à Champigny. Et tout se confond dans le délire comateux de la morphine d’où n’émergent, à travers un constant aller-retour entre passé et présent, que deux couleurs : le rouge et le blanc. Rouge comme la douleur qui le torture, comme les pogroms de la Russie natale et les carcasses de bœuf ensanglantées qu’il ramène de l’abattoir pour les peindre à la manière de Rembrandt. Blanc comme le lait qui apaise l’ulcère, comme le vêtement du petit pâtissier de Céret et la robe de la première communiante, comme les médecins de la clinique, le lit mortuaire et le paradis de l’oubli.
L’histoire mouvementée et tragique de Soutine se confond avec celle de la Ville Lumière, « la ville de ses rêves », « la capitale mondiale de la peinture », Paris où se pressent les artistes venus de toute l’Europe en ce début de XX° siècle. A son arrivée, le peintre rejoint la colonie russe dans les ateliers partagés de la Ruche et côtoie dans les cafés de Montparnasse « Dadamax » (Max Ernst), les « surréels » et leurs muses à demi-folles. C’est aussi l’histoire du Paris sombre des années quarante quand, après avoir fui la faim, la misère et les humiliations et cru avoir trouvé refuge en France, le juif russe Chaïm Soutine est recherché et doit fuir à nouveau avec Ma-Be (Marie-Berthe). Elle, habitée par la haine et la rancœur ; lui, rongé par la culpabilité et le malheur ; tous deux unis pour le pire dans le malheur. Car Soutine se sent coupable, depuis toujours. Coupable d’être né, dixième enfant d’une famille pauvre de onze ; coupable de peindre et d’enfreindre l’interdit religieux de la représentation au point de lacérer, détruire et brûler ses toiles dans des accès de fureur où il devient « l’assassin de ses tableaux »; coupable enfin d’avoir, le 15 mai 1940, laissé partir sa première compagne, la juive allemande Gerda Groth surnommée « Mademoiselle Garde », pour le vélodrome d’hiver puis pour le camp de Gurs. Le corps souffrant du peintre devient métaphore de l’Europe sur laquelle s’étend comme un ulcère le spectre du nazisme « l’empire millénaire de la douleur ». A travers lui, c’est aussi l’histoire de toute souffrance, du chemin vers la mort comme une délivrance.
L’écriture de Ralph Dutli, puissante et enfiévrée, frappe en plein cœur. Comme les toiles de Soutine aux lignes tordues et aux couleurs criantes, elle « exhibe ses entrailles ». Elle imprime en nous des images durables de ce long voyage au bout de la nuit, au bout de la souffrance. Et pourtant, elle sait rester à distance : l’auteur choisit le « il », le présent et, comme il s’en explique dans ce curieux dernier chapitre où il intervient directement, il refuse le monologue intérieur, « le plus gros mensonge du royaume des mensonges qu’est la littérature », qui serait si contraire au caractère taciturne de son personnage.
On sort de ce livre avec l’envie de courir (re)voir les tableaux de Soutine dans lesquels « il ne s’agit pas de bonheur ou de malheur. Il s’agit de couleur et de non-couleur. D’une couleur trop généreusement appliquée, boursouflée, hachurée, broussailleuse, torturée, triomphante. »
Le Dernier Voyage de Soutine, Ralph Dutli, traduit de l’allemand par Laure Bernardi, éditions Le Bruit du temps, 2016, 264 pages.