La Disparition de Jim Sullivan, Tanguy Viel
Tanguy Viel nous prévient dès les premières pages de La disparition de Jim Sullivan : il va écrire un roman américain, ou plutôt un roman international, en bref, quelque chose dont la résonance dépassera les frontières de l’hexagone. Parce qu’il faut bien l’avouer : « même dans le Montana, même avec des auteurs du Montana qui s’occupent de chasse et pêche et de provisions de bois pour l’hiver, ils arrivent à faire des romans qu’on achète aussi bien à Paris qu’à New-York (…). Nous avons un pays qui est deux fois le Montana en matière de pêche et de chasse et nous ne parvenons pas à écrire des romans internationaux ». Le défi est lancé : en dépit de sa franchouillardise, Tanguy Viel va essayer de voir grand.
On comprend vite que cette intention est fallacieuse: La Disparition de Jim Sullivan s’apparente plutôt à une dissection méthodique et amusée des codes du genre. L’auteur choisit de se mettre en scène en train d’écrire, exhibant ainsi la mécanique du roman US avec une ironie corrosive. La phrase est longue, méandreuse, elle enchaîne les liens de subordination pour mieux souligner les soubresauts de cette conscience en plein processus de création. Tanguy Viel use et abuse de la prétérition, très utile pour faire ressortir les ficelles : « Même si je n’aime pas trop les flash-backs, je sais qu’il faut en passer par là, qu’en matière de roman américain, il est impossible de ne pas faire de flash-backs ». Le procédé est efficace, mais pas révolutionnaire. Dans les années cinquante, les écrivains du Nouveau-Roman appliquaient cette même recette pour décongestionner le roman traditionnel hérité du réalisme balzacien.
Et pourtant, Tanguy Viel excelle : la petite voix ironique qui se superpose à la narration est absolument tordante, et le lecteur s’amuse tout autant que l’auteur. Espiègle et mutine, elle passe tous les poncifs à la moulinette. Le héros, Dwayne Koster, est un professeur de littérature à l’université. Sa thèse ? Moby-Dick et son influence dans le roman contemporain. Son problème ? Sa femme ou plutôt son ex-femme, qui a pour amant un type qu’il déteste, un collègue, spécialiste de la Beat Generation – plus glamour, cela va sans dire… S’ensuit une longue descente aux enfers, mêlant alcool, porno, guerre en Irak, trafics d’œuvres d’art, course-poursuite avec le FBI et hôpital psychiatrique… La scène d’ouverture elle-même est un mélange de savoureux clichés dont l’auteur se régale. Dwayne Koster espionne le domicile de Susan au volant de sa vieille Dodge. A l’intérieur « une bouteille de whisky sur le siège passager, des cigarettes en pagaille dans le cendrier plein, différents magazines sur la banquette arrière (une revue de pêche bien sûr, une revue de base-ball bien sûr), dans le coffre un exemplaire de Walden et puis une crosse de hockey ». Un condensé d’Amérique, en somme.
On pourrait craindre l’exercice de style, mais il n’en est rien. Le lecteur se trouve pleinement engagé dans cette histoire que la forme ne cesse pourtant de démystifier. Il vit les aventures de Dwayne Koster au premier et au second degré (preuve s’il en est de l’efficacité de la recette). Il éprouve le plaisir subtil d’être pleinement dedans, et en même temps, un peu à l’écart, assis confortablement dans sa posture de lecteur complice qui s’amuse avec l’auteur des codes que celui-ci montre du doigt. La lecture est réjouissante – même s’il faut le reconnaître, le roman a tendance à patiner un peu vers la fin…
Finalement, il n’y a rien de plus français que ce roman américain. On reconnaît bien le romancier hexagonal dans cette mise à distance, cette ironie qui déconstruit tout sur son passage, cette manière un peu agaçante de se regarder en train d’écrire. Dans une interview au Magazine Littéraire, Richard Ford (cité dans le roman… et qui mérite donc bien d’être réhabilité !) semble aller dans le même sens : « Nous, nous ne pensons pas comme des artistes, mais comme des maçons, des artisans. Pas comme en France… ». Fausse humilité ? Pique bien sentie ? Cette séparation semble tracée à gros trait. Il n’empêche que le roman de Tanguy Viel ne la contredit pas, bien au contraire : d’un côté les Américains, au souffle fort et aux muscles vigoureux, de l’autre les Français, les maigrelets qui pensent et théorisent…
Merci à Jessica Martin pour sa précieuse relecture.
Tanguy Viel, La Disparition de Jim Sullivan, éditions de Minuit, 2013, 153 pages
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