Nos Disparus, Tim Gautreaux
Le 13 novembre, la France célébrait la journée de la gentillesse : voilà un livre qui pourrait s’en faire l’ambassadeur. Sans simplification ni volonté d’édulcorer une réalité difficile, l’auteur y propose une alternative à la violence en campant un personnage de vrai gentil au pays des truands.
Sam Simoneaux débarque en France le 11 novembre 1918 depuis sa Louisiane natale. De la guerre, il ne verra que de grands champs de désolation et une petite orpheline mutilée qu’il laissera derrière lui pour retourner chez lui, à la Nouvelle-Orléans, et qui lui donnera le surnom de « Lucky ». De la chance, pourtant, il n’en a pas eu tant que ça : ses parents, son frère et sa sœur ont été massacrés, alors qu’il avait six mois, pour une sordide histoire de vengeance et d’honneur. Une mauvaise fièvre a emporté son fils, âgé de deux ans, et alors qu’il occupe une place confortable de chef d’étage dans un grand magasin, une petite fille est enlevée sous ses yeux sans qu’il ne puisse rien faire. Il subit alors les reproches de son patron, qui le licencie, et des parents de Lily, qui l’accusent de n’avoir pas fait son devoir. Poussé par le besoin d’argent et l’espoir de retrouver sa place, hanté par les disparitions qui ont jalonné sa vie et mû par une irrésistible bonté, il s’engage comme troisième lieutenant sur un bateau-dancing à vapeur aux côtés des Weller, pour les aider à retrouver leur fillette. C’est le début d’une improbable épopée au fil de l’eau.
L’intrigue est celle d’un roman policier, et Lucky mènera l’enquête à son terme ; mais loin des polars et des séries actuelles au rythme effréné, Tim Gautreaux fait le choix anachronique de la lenteur : pour tout moyen de locomotion, Sam disposera du bateau à vapeur dont il subira les haltes dansantes et les pannes fréquentes. Pour quitter le fleuve, il prendra un train aux multiples correspondances, ou un vieux mulet têtu. Ses moyens d’investigation seront nécessairement limités par son portefeuille : il utilisera l’oreille traînante d’un employé des chemins de fer, et surtout sa propre intuition.
Entre tous ces contretemps, qui ne sont un défaut que pour un lecteur trop pressé, le roman s’ouvre à la contemplation. En explorateur du nouveau monde, on découvre les paysages de l’Amérique profonde et sauvage. On se laisse guider par la musique qui porte l’espoir et soulage les peines. Et on prend le temps de méditer. A la haine qui nous dépossède, au besoin de justice ou à la nécessité de pardonner.
Ecrit au XXI° siècle, c’est cependant un roman du XIX° que nous propose ici Tim Gautreaux. La fiction y est parfaitement assumée, sans que l’auteur n’ait nul besoin de faire d’apparition fortuite au détour d’un commentaire. En lisant cette grande fresque sociale qui remonte le Mississippi, on pense spontanément à Tom Sawyer et Huckleberry Finn. C’est bien sûr un hommage, délicatement teinté de nostalgie. L’auteur pose un regard tout aussi critique sur les territoires traversés et les hommes qu’on y rencontre. La violence et la haine raciale tiennent une place importante dans le livre parce que l’on plonge dans les bas-fonds d’une société misérable, cherchant à gagner de l’argent par tous les moyens et se livrant au crime comme par revanche. Mais s’il récupère et assume cet héritage, Tim Gautreaux abandonne la satire : le livre est une compresse posée sur les rancœurs qui nous démangent et nous rongent.
Sam n’est pas un saint, et il fera quelques mauvais choix qui lui coûteront des remords cuisants et des reproches acerbes, mais c’est un homme gentil. Non pas de cette gentillesse qu’on serait tenté de regarder avec une certaine condescendance, parce qu’on peut la croire l’apanage des faibles et des ignorants, mais de celle longuement mûrie dans le cœur d’un homme qui connaît la souffrance du monde et veut l’épargner à ses semblables.
Il n’y a rien de mièvre dans ce roman : l’auteur n’a de cesse de dévoiler l’illusion qui masque, de manière bien éphémère et bien imparfaite, la douleur. Le vieux bateau-dancing qui fait rêver les passagers le temps d’une soirée mais que l’on s’empresse de rafistoler et de couvrir de cache-misère, à chaque fin d’excursion, en est une étonnante métaphore : « une image romantique nimbée de musique endiablée, ou peut-être l’idée d’un simple divertissement sans conséquence, parce qu’il faut bien essayer de croire avec ferveur que la vie n’est pas tous les jours aussi moche qu’elle en a l’air ».
Héritier des grands romans nationaux, le texte s’empare du rêve de la réussite à l’américaine, individualiste, dévoratrice, et parfois violente et haineuse, pour esquisser, avec une infinie délicatesse, une contre-mythologie pacifique fondée sur l’altruisme.
Tim Gautreaux, Nos Disparus, Seuil, 2014, 544 pages