Dom Juan, mise en scène de Gwenaël Morin
Le metteur en scène Gwenaël Morin dirige désormais le Théâtre du Point du Jour de Lyon pour une période de trois ans. Le projet est radical : aucun spectacle invité, l’artiste s’engage dans un travail de création continu pour lequel il a rassemblé une troupe permanente. A compter de septembre 2013, il propose ainsi des cycles de trois mois consacrés à de grands auteurs : Molière, Sophocle, Shakespeare, Tchekhov pour cette saison. Il monte trois pièces de chaque auteur, qu’il donne un mois chacune. Le cycle Molière est ce mois-ci inauguré par une mise en scène très drôle et globalement pertinente d’un monstre de l’esthétique classique, Dom Juan.
Comme souvent dans les spectacles de Gwenaël Morin, vous n’oublierez pas que vous êtes au théâtre. Sur le plateau, les murs du bâtiment sont à vue ; pendant la représentation, les acteurs utilisent toutes les entrées et sorties de la salle et s’adressent directement aux spectateurs. Le texte de Molière est affiché sur le mur de fond de scène, ainsi qu’une sorte de calendrier des actes que les acteurs effeuillent au fur et à mesure de la progression de l’intrigue. Une couverture bleue sommaire, épinglée par Sganarelle à chaque fin d’acte, fait office de rideau de scène au centre du plateau. En-dehors de ces quelques éléments, aucun décor : au spectateur d’imaginer les espaces pourtant nombreux et contrastés que traversent les personnages. De rares objets font office d’une chose puis d’une autre. Bref, sachez d’où vous voyez et ce que vous voyez : des acteurs qui jouent des mots, des inventions de bric et de broc pour faire exister ce qui n’est pas. On reconnaît là une écriture de la distanciation chère à Brecht, qui ne sert pas ici le projet marxiste d’une prise de conscience politique mais la mise à vue et l’éloge d’un art.
Dom Juan est estampillé comédie, et c’est ce dont veut se souvenir G. Morin qui s’attache, en exacerbant les ressorts comiques de chaque scène, à révéler le genre de la pièce. Le traitement du début de l’Acte II est un bon exemple de ce parti pris. Les premières scènes introduisent le personnage de Pierrot racontant à sa promise Charlotte comment il a sauvé Dom Juan de la noyade, puis mettent en scène sa confrontation avec Dom Juan qui tente de séduire la jeune femme. Elles constituent a priori un passage comique dans la pièce : le décalage naît notamment du patois que Molière prête au jeune couple de paysans. G. Morin pousse à bout la proposition en demandant à l’interprète de Pierrot d’accélérer le débit de paroles au point de devenir parfaitement incompréhensible. Le personnage n’apparait plus que comme un corps trapu et gesticulant, qui n’accède pas au langage articulé. Cette réduction de l’humain à la pantomime semble tout à fait juste tant elle donne à voir la disparition des êtres face à la domination rhétorique de Dom Juan. La révélation est alors double pour le spectateur : le grotesque met à jour le caractère hilarant de la rencontre entre le paysan et le grand seigneur tout en permettant la compréhension d’un certain rapport à l’autre chez Dom Juan. Le filtre de la comédie n’est toutefois pas toujours aussi pertinent dans la suite du spectacle car bien des scènes résistent à ce prisme unique ; le comique n’est alors plus ce ressort profond ramené à la surface mais un empilement de gags plus ou moins bien sentis, plaqués sur la complexité. L’ambivalence générique de la pièce demeure le piège tendu au metteur en scène.
L’interprétation de l’énigmatique Dom Juan et du couple improbable qu’il forme avec son valet Sganarelle est l’autre grande question posée aux metteurs en scène. G. Morin ne semble pas vouloir psychologiser le libertin en s’interrogeant sur les motivations de son comportement. Il privilégie le mouvement comme axe principal du personnage. Dom Juan, incarné par un jeune acteur plein d’énergie et de talent, se définit par ce qu’il fait : il court d’une rencontre à une autre, répète les mêmes actions et les mêmes scénarios. La proposition scénographique d’un cercle blanc dessiné sur le plateau, qui sert par ailleurs de support de jeu dans certaines scènes, illustre d’une certaine façon cette frénésie fondamentale. Le rapport Dom Juan/Sganarelle, rapport éminemment plastique qui se déploie de la haine au désir, est quant à lui d’emblée renouvelé du fait de la prise en charge du rôle du valet par une actrice. Ce choix de distribution est en partie le fruit du hasard – les rôles ayant été attribués aux acteurs par tirage au sort – même s’il repose sur l’idée que filles et garçons sont égaux devant les rôles ; il est en tout cas ingénieux et fécond.
Les forces de la mise en scène, portée par une troupe de tout jeunes acteurs, sont de toute évidence nombreuses. Elles augurent du meilleur pour la suite de l’aventure au Point du Jour et nous laissent imaginer avec joie le Tartuffe à venir.