En Ville, Christian Oster
Christian Oster est souvent présenté comme un romancier de « l’ordinaire »; certains connaissent peut-être déjà la veine très réaliste de ses précédents récits, Mon grand appartement, ou Une femme de ménage, adapté au cinéma par Claude Berri. La réédition par les éditions Points de En ville, récompensé en 2013 par le prix Landerneau, est l’occasion de découvrir ou redécouvrir cet écrivain français, et de mieux comprendre ce travail sur « l’ordinaire ».
Pour commencer, n’attendez aucun dépaysement géographique. La cartographie du récit est celle de Paris, à laquelle les personnages n’échappent pas même s’ils se préparent d’un bout à l’autre du roman à quitter la capitale pour d’hypothétiques vacances. Rues, cafés, voies rapides, hôpital, tels sont les lieux récurrents de la fiction. Ne vous attendez pas non plus à côtoyer des personnages remarquables, qui sortiraient du commun et proposeraient des modèles d’existence : Jean, Georges, William, Paul et Louise sont des urbains englués, des cinquantenaires aux vies médiocres et indécises. Même ce qui les unit semble pauvre et petit. Voilà quelques années qu’ils partent en vacances ensemble, ils se considèrent comme des amis mais ignorent presque tout les uns des autres. Au fil du roman, les personnages sont pourtant touchés par des accidents de vie qui paraîtraient propices à une sincérité nouvelle des rapports. Mais non. Christian Oster ne semble confronter les uns et les autres à ces ruptures que pour montrer qu’ils ratent le coche. Le rendez-vous programmé pour rendre hommage à William, décédé quelques jours plus tôt, tourne ainsi au fiasco: « A un moment, je n’ai plus pu me contenir et je lui en demande pardon, j’ai parlé de William, j’ai dit que je pensais à William qui aurait dû être là alors que je ne pensais pas du tout à William, je pensais que je leur mentais. Ils ont tous les trois pris une tête de circonstance, même Louise, alors qu’ils n’auraient pas dû, eux non plus en cet instant précis ne pensaient pas à William, ils mentaient et ça m’a rendu triste ».
Jean, narrateur dont Christan Oster nous donne à suivre les flux de pensée, prend place sans rougir dans la lignée des anti-héros de la littérature. Car Jean ne décide rien et se laisse mener par les événements comme une feuille au vent. Sa vie est une somme d’indécisions et d’atermoiements qui lui font prendre un appartement qu’il n’aime pas, construire et abattre des cloisons à quelques semaines d’intervalle sous le regard consterné d’un entrepreneur, partir en vacances tout en regrettant l’été parisien. Quant à nous, pris dans les filets de cette conscience errante, et ce d’autant plus que Christian Oster choisit de fondre les dialogues à l’intérieur de la voix du narrateur, nous étouffons souvent, désespérant de voir émerger une volonté nette et tranchante.
Ne misez pas non plus, vous vous en doutez désormais, sur la capacité des personnages à produire de grands discours ou des phrases bien tournées. Petits mots du quotidien, réflexions avortées et pensées contenues sont la matière de ces vies et de ce flux narratif : « Tu n’as rien à grignoter? a demandé Georges. Désolé, a dit Paul. On a peut-être des olives, a dit Louise, je vais voir. Elle s’est levée, et on a tous attendu qu’elle revienne avec des olives, ou qu’elle revienne sans olives, toute la question provisoirement s’était reportée sur cette histoire d’olives, à propos de quoi on se taisait, mais il y avait, à l’intérieur de ce silence, imbriqué en quelque sorte dans ce silence, en partie recouvert par lui, le silence sur le quand, le pourquoi et le comment de la séparation de Georges d’avec Christine, et, bien sûr, si c’était gênant de relancer Georges à ce sujet, c’était aussi gênant de ne pas le faire. On attendait, en fait, que Louise revienne, avec ou sans olives, après quoi on verrait pour ce qui était de relancer Georges ».
Pourtant, et là réside toute la délicatesse du travail de Christian Oster, cet « ordinaire » est toujours ré-envisagé dans ses romans. D’abord parce qu’il est perçu par une conscience unique qui, par essence, crée de l’étrangeté pour chaque lecteur : les petits mots et petites choses du quotidien, saisis par un autre regard, une autre voix, prennent une consistance nouvelle. Le point de vue interne constitue en ce sens toujours une échappée vers l’extra-ordinaire. Mais surtout, cette plongée dans le commun et la médiocrité est un chemin pour toucher à l’essentiel de ce que nous sommes, dans nos arrangements souvent peu grandioses avec la vie. En cela, Jean nous reflète certainement davantage que l’homme d’exception, et quitte à éprouver l’angoisse de ce reflet imparfait, mieux vaut peut-être se voir en vérité, hésitants, partagés, tâtonnants.
Christian Oster, En ville, édition Points, paru le 23/01/2014, 192 pages.