Eroica, Pierre Ducrozet

On en a lu, ces derniers temps, des biographies romancées – que certains appellent fiction biographique, ou pire, faction[1]. C’est tendance, et surtout, ça ne mange pas de pain. On prend une icône, on construit une trame narrative à partir d’éléments avérés, on laisse libre cours à son imagination pour remplir les blancs, et on emballe le tout d’une plume efficace et nerveuse. Commode, mais lassant.

Heureusement, certaines d’entre elles font exception, pour la bonne raison qu’elles ne se courbent pas devant leur sujet, mais au contraire, l’affrontent bravement et le soumettent à leur langue et à leur vision. En début d’année, on a salué Le Royaume d’Emmanuel Carrère ; aujourd’hui, on s’incline devant Eroica, de Pierre Ducrozet.

Il fallait du courage[2] pour s’emparer de la vie de Jean-Michel Basquiat, pour se frotter au génie sans se brûler les ailes ; il fallait du talent pour ne pas se faire avaler tout cru par la puissance du mythe. Le jeune romancier avait tout cela.

A la fin des années 70, un soir de défonce, un jeune noir de Brooklyn recouvre les murs de Manhattan de phrases énigmatiques et donne naissance au délire SAMO (Same Old Shit) : s’attaquer au chaos du monde, avaler toute cette vieille merde, devenir la matrice qui aspire le fric et le bourgeois, le grand souffle, le nouveau messie. SAMO intrigue vite. Puis c’est l’ascension, qu’on devine fulgurante : Jay commence à peindre sur de la mousse en polyester et du bois de charpente trouvé dans la rue. Les marchands d’arts, les critiques, les collectionneurs s’excitent, Warhol l’adoube, Madonna s’amourache, il devient l’événement. Ça tombe bien, le garçon a toujours voulu être un héros. Il sera le héros du Street Art, le créateur d’un langage pictural qui dépèce les corps et entaille les phrases, qui recrache toute la saleté et la violence du monde, produits avariés qu’on régurgite parce que c’est  trop pour un seul homme. Le garçon capte. Il a des antennes spéciales, ou est-ce une sonde – il saisit le monde entier et il le jette en vrac comme ça sur son bout de bois. Tout absolument tout, rires peurs et cris visions insultes infamies flèches coyotes Casanova Nixon.

C’était écrit : l’ascension, puis la dégringolade. Jay meurt à 27 ans d’une overdose létale. Il a répondu à ce que l’on attendait de lui : du génie, du soufre, du morbide. La combustion interne d’un feu follet. Tout le long du roman, Pierre Ducrozet envisage cette idée d’artiste maudit avec une distance railleuse. Vous voulez de l’artiste maudit ? Il faudra vous contenter de ce que je vous donne : on voudrait vraiment ne pas tomber dans les panneaux : artiste tourmenté /stop/ vie folle /stop /douleur / fulgurances / stop / création intense/ stop/ mort tragique / à vingt-sept ans si possible. On fait ce qu’on peut pour ne pas tomber, mais les faits sont là. La drogue est traitée sans romantisme. Elle est la vie de Jay. C’est tout.

L’itinéraire du junky constitue l’armature d’Eroica, mais il n’est que la logique, et non le sens du récit: l’écriture devient magistrale quand elle met à jour les processus de création, quand elle abandonne les aléas pour se concentrer sur l’essentiel : l’artiste face à sa peinture. Quand le romancier décrit Jay peignant Pégase, ses mots épousent le rythme du large pinceau noir, remplissent la page blanche avec la même urgence, répondent à la même promesse, engagent le même combat : sa danse devant la toile était celle du guerrier plantant sa lame dans le corps des adversaires. Il pensait créer ; il combattait. Pantomime que son corps exécutait comme naturellement sans se douter qu’il reproduisait ainsi l’immémorial rituel : observer, s’armer, fondre sur sa proie.

En dépit de son indéniable modernité, ce récit se lit comme un classique. On pense finalement moins à Burroughs qu’à Balzac – même si l’auteur de Junky constitue une référence explicite. Comme dans la Comédie humaine, la ville et le personnage tendent à se confondre : bientôt on ne distingue plus Jay des rues de sa ville. Teintes grises, manières cool et saccadées, magma intérieur et vitesse d’exécution, ce qui est à l’un est à l’autre. La dernière scène du roman, au cimetière, rappelle dans son âpreté tragique les dernières pages du Père Goriot. Elle émeut aux larmes.

Qui est ce jeune artiste qui vient sabrer une bouteille de champagne sur la pierre tombale et espère ainsi recueillir un peu de la force de celui qui gît là ? Au regard de la qualité d’Eroica, tout porte à croire qu’il s’agit du romancier.

 

Pierre Ducrozet, Eroica, Grasset, avril 2015, 272 pages.

 

[1] Faction, condensé des mots anglais fact et fiction

[2] Rien d’étonnant alors à ce que ce roman ait été choisi pour inaugurer la nouvelle collection dirigée par Charles Dantzig chez Grasset dont « le courage » est à la fois le nom et la valeur centrale.