Faillir être flingué, Céline Minard
Un western littéraire, ça vous tente ? L’entreprise est de nos jours suffisamment rare pour interpeller et il n’est pas étonnant de voir Céline Minard s’y coller, une écrivaine touche-à-tout, imaginative, peut-être l’une des plus stimulantes de ces dernières années. Faillir être flingué, c’est la saga bang bang et poétique d’une bande de cowboys solitaires qui finissent par ériger une ville autour d’un saloon. Un excellent morceau de littérature populaire, intelligent et bien écrit.
Le roman croise les récits de différents personnages, tous solitaires ou presque, qui cherchent à survivre et à s’établir dans le grand ouest américain. L’occasion d’une sacrée galerie de portraits. Céline Minard juxtapose d’abord sans lien ces multiples récits, sous la forme de saynètes rapides et nerveuses qui s’enchaînent avec brio. Ainsi le vol d’un cheval, qui passe de mains en mains ; ainsi cette cérémonie mortuaire indienne qui se déploie sous nos yeux circonspects ; et ce concours d’ivrognes au saloon, à la fin duquel chacun s’affaisse, imbibé d’un obscur tord-boyau. Que dire de cette intrusion parmi des bandits de grands chemins assoupis dans le seul but de récupérer l’archet d’une musicienne ambulante ? Ces histoires entremêlées – et avec elles l’odeur de la sueur du cowboy, de sa crasse, les nuits silencieuses des grands espaces, le bruit des coups de poing, des sabots, des verres sur le zinc – créent un panorama impressionniste de la conquête de l’ouest : Minard exploite avec succès toutes les potentialités du roman et se distingue du western cinématographique dont le format interdit un pareil foisonnement narratif.
Deux grandes époques émergent au sein de ce délicieux maelstrom. A la première partie du roman, celle des solitudes, succède le temps de la solidarité et de l’effort commun. Au-delà du plaisir élémentaire (le roman demeure un divertissement sans prétention), Faillir être flingué fait le récit de la genèse d’une Cité, de ses murs, de ses institutions et de ses valeurs. Céline Minard souligne ainsi quelques-unes des origines idéologiques de la société américaine : la peur d’abord, de celui qui s’oppose à la naissance d’une petite ville garante de paix et de sécurité – le bandit, l’indien, le chasseur de primes –, et avec elle la nécessité de se défendre et de ne compter que sur soi pour le faire. A cet égard, le titre, étrange succession de trois formes verbales, exprime à merveille un état qui dure, une expérience unanimement partagée, quintessence de la vie dans l’Ouest sauvage. Une certaine vision du vivre-ensemble, ensuite, avec cette communauté qui n’est finalement que l’agglomération de plusieurs solitudes. Car s’ils font le choix de lier leurs destins, ces solitaires demeurent tels qu’ils se sont rencontrés, à la fois prisonniers de leur passé et obnubilés par un avenir rêvé.
Faillir être flingué possède en outre une écriture très cinématographique : avec la prose de Minard, on sent les silences, les espaces, les cœurs qui battent, les solitudes. Tous les codes du genre transcendé par John Ford et Sergio Leone sont transposés au fil des pages. De prime abord, l’œuvre ressemble même davantage à un roman sur les westerns eux-mêmes que sur la Conquête de l’Ouest à proprement parler. Pour autant, l’auteur instille avec réussite ce quelque chose qui fait de son œuvre un objet authentiquement littéraire. Sa prose se délie, s’étend, malgré la brièveté du style et des chapitres. Une grande poésie habite ses motifs ; le style est épuré, juste, s’efface devant la nature grandiose que l’on devine aisément et devant l’incongruité des situations. Pas de grandiloquence, donc, pas de suspense artificiel, pas d’effets superflus comme on en rencontre souvent sur grand écran. La phrase est ciselée et semble s’arrêter au moment où le lecteur aspire au silence. Chaque événement est narré avec simplicité, de façon extrêmement fine.
Le dernier roman de Céline Minard est donc une perle qu’on termine avec regret. Au point d’espérer qu’il ne s’agisse là que du premier tome d’une série qu’on souhaiterait longue. Au point de se demander comment les jurés des plus grands prix ont pu passer à côté… Une aberration.
Céline Minard, Faillir être flingué, Rivages, 2013, 336 pages.
Merci pour l’article, j’avais vu le livre passé, m’étais interrogé sur le titre.
Le début de l’article m’évoque un autre roman, qui n’a probablement rien à voir : Contre-jour (Against the day), de Pynchon. Plusieurs récits juxtaposés, dont un résolument western, façon Impitoyable plutôt que Bonanza, galerie de portraits…
Bien sûr, après, c’est Pynchon, incapable de se limiter à 300 pages et à quelque chose de simple.