Fille, Camille Laurens
Féministe et féminin, drôle et émouvant, le dernier Camille Laurens séduit malgré une narration un peu chargée.
Fille est le récit, aux accents autobiographiques, de la vie de Laurence Barraqué, entremêlé à une réflexion aussi pertinente qu’amusante sur ce qu’est être fille dans la France des années 60 jusqu’aux années 2000.
Laurence («L’eau-rance»? s’indigne la grand-mère) naît en 1959 à Rouen d’un père médecin et d’une mère femme au foyer. Le roman s’ouvre sur sa venue au monde, sur le constat qui l’accompagne (« c’est une fille ») et tous les sous-entendus dont sont empreints ces quelques mots : « « C’est une fille » signifie d’abord « Ce n’est pas un garçon » ». Une déception donc – d’autant plus qu’elle a déjà une sœur, Claude. Celle du père principalement : lorsqu’on lui demande s’il a des enfants, ce dernier répond « Non, j’ai deux filles ».
La structure narrative – trois parties et un épilogue – suit le parcours de Laurence, de sa naissance à sa renaissance, c’est-à-dire la fierté enfin trouvée d’être une fille. La première partie est consacrée à l’enfance, les deux suivantes à l’âge adulte ; l’une raconte la mort de son premier enfant, la dernière son retour à la vie avec la naissance de sa fille, Alice.
Le premier chapitre, malgré son amertume sous-jacente, est jubilatoire tant l’autrice sait jouer avec les mots, les clichés, les représentations. Telle cette perle : « A propos de filles, il y a une chose bizarre. Tu es une fille, c’est entendu. Mais tu es aussi la fille de ton père. Et la fille de ta mère. Ton sexe et ton lien de parenté ne sont pas distincts. […] La fille est l’éternelle affiliée, la fille ne sort jamais de la famille. Le Dr Galliot, au contraire, a eu un garçon et il a eu un fils. Tu n’as qu’une entrée dans le dictionnaire, lui en a deux. Le phénomène se répète avec le temps : quand tu grandis, tu deviens « une femme » et, le cas échéant, « la femme de ». L’unique mot qui te désigne ne cesse jamais de souligner ton joug, il te rapporte toujours à quelqu’un – tes parents, ton époux, alors qu’un homme existe en lui-même[…].»
Le lecteur.rice se régale aussi d’autres procédés stylistiques telle que l’écriture inclusive – dont la possibilité s’affirme – ou encore les variations de pronom au détour de la page. Tout d’abord, il y a un « tu » : la narratrice-autrice s’adresse à son personnage vagissant, un nouveau-né qui grandit au fil des pages sous la pesanteur d’être fille, une « née-sans ». A la fin du premier chapitre, Laurence a trois ans, et il est temps de lui laisser la parole : « désormais tu es présente à toi-même, tu peux peut-être continuer l’histoire en ton nom, maintenant. C’est quoi tes souvenirs de filles ? » Le « je » prend alors le relai. Quelle belle trouvaille narrative que cette écriture qui ne dépossède pas Laurence de son histoire. Jusqu’au moment où « elle » ne peut plus être « je » : « A travers le temps, je me reconnais en cette enfant comme dans un miroir, mais c’est à une autre que les choses arrivent, sinon je ne peux pas. » Laurence doit se dissocier pour raconter, devenir la narratrice et non la protagoniste des évènements traumatisants qui lui sont arrivés : la cabane à lapins, « le tonton ». « Elle », pour les deux ailes brisées. La narration à la troisième personne se poursuit jusqu’à ce qu’enfin Laurence retrouve la joie, en découvrant le désir. La ronde des pronoms est ainsi orchestrée avec brio : le « tu » pour la naissance, le « elle » pour la souffrance, le « je » pour la vie.
Malheureusement, le roman s’essouffle ensuite parfois. A trop vouloir englober toutes les souffrances, tous les drames, toutes les difficultés d’une vie au féminin, l’écriture s’enlise et vire parfois au cliché. Inceste, avortement, accouchement difficile, mort d’un nourrisson, dépression, anorexie, agression sexuelle, enfant transgenre, tout y passe. L’ambition est louable, mais la force narrative y perd – et le lecteur.rice s’en agace quelque peu.
Les derniers mots du roman, eux, ne nous quittent pas. Ils résonnent longuement, délicieusement. Les quelques lourdeurs sont oubliées. Ne reste que le plaisir infini d’une vérité enfin rétablie : « Parfois, il suffit d’une phrase pour faire tomber des monuments. […] Alors, tu n’as qu’une seule chose à faire, et je l’ai faite : il faut prendre la phrase et la recueillir, la sauver, répéter le mot de passe, le transmettre et ne jamais l’oublier. […] C’est merveilleux, une fille. »
Fille, Camille Laurens, Gallimard, 2020, 226 pages.