Fugitives, Alice Munro
L’équipe des Heures Perdues est heureuse d’apprendre que le Prix Nobel de littérature 2013 a été décerné à Alice Munro. Voici l’article que nous lui consacrions il y a trois mois.
Alice Munro est une nouvelliste canadienne saluée dans toute la littérature anglo-saxonne. Joyce Carol Oates, Jonathan Franzen ou encore Cynthia Ozik la considèrent comme la digne héritière de Raymond Carver. Elle figure même depuis plusieurs années sur la liste des nobélisables. Elle reste cependant relativement méconnue en France, ce qui est fort regrettable, quand on considère l’étendue de son talent.
Quand on découvre les nouvelles d’Alice Munro, on retrouve des émotions de lecture oubliées : d’abord la surprise, parfois même la déroute, parce que la nouvelliste défie l’art de la narration et chute là où elle le désire, sur un non-dit, un vacillement, un moment de doute. Ensuite, une forme d’empathie supérieure, qui ne se résume jamais à une simple identification aux personnages, mais qui maintient au contraire une distance féconde qui nous oblige à juger notre propre existence. Enfin, l’ébahissement, parfois, tant la langue s’avère d’une beauté mystérieuse. Il y a en effet quelque chose qui relève de la magie dans cette écriture : le lecteur, bien qu’avisé, n’est pas en mesure de repérer les astuces qui permettent à la nouvelliste d’atteindre ce degré d’émotion, et c’est là ce qui tient, à mon avis, du prodige littéraire.
Fugitives – Runaway est le titre original- relate les destins de huit femmes tentées par la fuite. Happées par un ailleurs possible ou simplement imaginé, quelque chose hors de leurs vies, hors d’elles-mêmes, elles sont le plus souvent empêchées d’aller au bout de leur désir, ou intimement impuissantes à y parvenir. Elles hésitent, tergiversent, mentent, se mentent, abdiquent, renoncent. Carla, par exemple, préfère sa vie de couple désolée au vide et à l’incertitude qui résulteraient de sa fuite : « Pendant qu’elle fuyait – pour l’instant- Clark gardait la place qu’il avait occupée dans sa vie. Mais quand elle aurait fini de fuir, quand elle continuerait d’exister, par quoi le remplacerait-elle ? Quoi d’autre – qui d’autre – pourrait jamais lui poser un défi si éclatant ? ».Petites dames écrasées par la force d’un destin conçu pour elles par la morale patriarcale et le poids des traditions, elles n’ont pas droit au renversement, au coup de théâtre. Lorsqu’elles s’essaient à une autre direction, revient peser sur leurs épaules le poids du doute et de la culpabilité. Elles ne sont pas faibles, ni lâches, mais à force d’être mues par le sens du sacrifice, par le sens de l’autre, elles ont peu à peu perdu leur prétention à vivre leur vie. Et finalement, on s’accommode, à l’image de Carla qui choisit d’enfouir sa douleur : « C’était comme si une aiguille meurtrière s’était logée quelque part dans ses poumons, et qu’en respirant prudemment, elle pouvait éviter de la sentir. Mais de temps à autre, il lui fallait prendre une profonde inspiration, et l’aiguille était toujours là ».
Pourtant, on aurait tort de considérer Alice Munro comme une écrivain féministe : c’est de l’humanité toute entière que la nouvelliste observe les parades, les tours de passe-passe, les simulations ; c’est l’humanité toute entière qu’elle aimerait délivrer de ces carcans, finalement moins sociaux que psychologiques ; cependant, force lui est de constater que le dénouement ne peut être heureux, que l’ordre veille et ramène les hommes à ce qui est fait pour eux. Clark, l’homme quitté pour quelques heures, semble avoir appris de cette fuite : « Quand j’ai lu ton mot, c’est comme si je devenais creux à l’intérieur. C’est vrai. Si jamais tu partais, j’aurais l’impression qu’il ne me reste plus rien en dedans ». Pourtant, la nouvelliste laisse entendre subtilement qu’il ne changera pas. Dans les simples mots de Carla : « il n’est jamais trop fatigué, jamais fâché », on entend la voix du leurre, de l’illusion. Il n’y a rien à apprendre, rien à construire, rien à transformer. La boue reste la boue, comme en témoigne la récurrence du motif dans le recueil.
Alice Munro, Fugitives, éditions de l’Olivier, 2008, 340 pages