Girls, Edna O’Brien
Edna O’Brien s’empare dans son dernier roman d’un évènement tragique qui suscita l’émoi l’international en 2014 : l’enlèvement d’une centaine de lycéennes par Boko Haram au Nigéria. Quelques années plus tard, certaines se sont enfuies, d’autres ont été libérées, d’autres encore sont toujours portées disparues. L’autrice retrace le parcours de l’une d’entre elles dans un récit bouleversant.
« J’étais une fille autrefois, c’est fini. Je pue. Couverte de croûtes de sang, mon pagne en lambeaux. Mes entrailles, un bourbier. Emmenée en trombe à travers cette forêt que j’ai vue, cette première nuit d’effroi, quand mes amies et moi avons été arrachées à l’école. » Ainsi s’ouvre le dernier roman d’Edna O’Brien. Des phrases incisives qui placent d’emblée le lecteur sur la crête du soutenable. De courts chapitres, écrits à la première personne, se succèdent, comme autant d’incursions dans l’esprit chancelant de Maryam, jeune fille enlevée par Boko Haram et réduite en esclavage. Des fragments terrifiants d’une vie en lambeaux. Des instantanés qui retracent le calvaire de la jeune fille, violée, mariée de force, mais qui trouve la force de fuir, de survivre et d’être mère : « Je ne suis pas assez grande pour être ta mère. » confie-t-elle, exténuée et désespérée, à son bébé.
L’horreur du camp djihadiste, la fuite éperdue dans la forêt avec son bébé, Babby, et une de ses compagnes, Buki, ne sont pas les dernières épreuves que doit endurer Maryam. Suspecte plus que victime, elle doit encore prouver qu’elle ne s’est pas convertie et ne représente aucun danger. Pire, elle reste, même aux yeux des siens, « une femme du bush » marquée du sceau de l’infamie. Les retrouvailles tant espérées avec sa mère, son père et son frère n’ont pas lieu. C’est de retour dans son village que les derniers remparts de la jeune fille cèdent : « Au milieu de toute cette prière, de ces mea culpa et de cette hypocrisie, quelque chose en moi s’est noirci. Je m’en suis approchée. Je l’ai étreinte. J’y suis entrée, dans la noirceur. »
Edna O’Brien ne nous épargne aucune des violences subies par les jeunes filles enlevées, mais son écriture toute en pudeur et en retenue leur rend leur dignité. Et la belle traduction d’Aude de Saint-Loup et de Pierre-Emmanuel Dauzat ne la trahit en rien. Le lecteur s’accroche à la beauté des mots, des phrases, refuges contre la noirceur environnante : « Parfois je suis dans la forêt, une forêt peu familière, vidée de toute humanité. Les arbres sont gigantesques, leurs troncs gris noueux. Ils parlent un parler noueux. » La parole de Maryam semble se déployer dans un seul souffle, laissant le lecteur suspendu à ce flot qui le plonge dans un récit atroce et sublime. La parole se révèle au fil des chapitres l’un des enjeux du récit puisqu’elle est la clef de la liberté : censurée au camp djihadiste, impossible face à son thérapeute tant la jeune fille reste prisonnière du cauchemar vécu : « Je lui dis des choses, pour ne pas lui dire des choses […]. Il sait qu’il y a plus à dire, mais que je ne peux pas. Entre nous il y a ce fossé béant. » ; puis, elle surgit, libère, et permet de reprendre en main son destin volé : « Je n’arrive pas à croire que je lui raconte, que je confesse réellement mon massacre nocturne. A chaque rêve, la nuit, ça devient plus sanglant. Je fais bouillir mes ravisseurs dans de grandes marmites noires. »
Girl vient s’inscrit dans la continuité d’une œuvre qui s’attache à des parcours de femmes courageuses qui ont lutté pour leur liberté, à l’image de l’autrice elle-même. Le titre d’ailleurs en fait entendre un autre, The Country Girls, roman autobiographique dans lequel Edna O’Brien retrace son enfance dans une famille irlandaise conservatrice où la littérature et les femmes n’ont pas voix au chapitre. Un singulier en écho à un pluriel, une destinée qui vient en dire tant d’autres.
Roman magistral et éprouvant, « Girl est un livre courageux sur une âme courageuse » pour reprendre la belle formule de J.M. Coetzee.
Girl, Edna O’Brien, traduit de l’anglais par Aude de Saint-Loup et Pierre-Emmanuel Dauzat, éd. Sabine Wespieser, 250p.