Hommage à Jean-Claude Pirotte
Le poète et écrivain Jean-Claude Pirotte serait mort en mai 2014
Plume d’oie sur feuille blanche : j’écrivais à l’autre bout de l’Europe un mémoire sur Jean-Claude Pirotte. Appliqué et grotesque comme sont ceux qui ressentent violemment leur imposture. Il faisait froid. La nuit tombait à quinze heures. De temps à autre, la corne d’un ferry appareillant sur la Baltique secouait mes pensées engourdies. J’étais dans les brumes avec Pirotte. Dans le mirage des brumes. Sa phrase remontait en pendulant doucement dans la gorge, se déployait en coteaux et en combes puis s’affaissait sur son désespoir qui éclairait bizarrement le pavé. Ma plume d’oie sur cahier blanc manœuvrait sans inspiration les ustensiles de boucherie stylistique. De l’isotopie par là, du sujet lyrique autant que de l’énonciation…un titre pompeux : « Un chant qui toujours déchante, poétique de la Vallée de Misère, etc ». Je marchais sur des œufs, avec des grosses tatanes. Je buvais des pils insipides. Pas de vin là-haut.
J’avais lu très tard, au milieu des nuits, seul ou presque dans la bibliothèque universitaire du département de romanistik, j’avais lu sa phrase sinueuse et limpide. Je voulais me faire une foi de ce poète qui vivait en poésie, qui avait marchandé aux limites du monde social avant de s’exiler en poésie : les fugues d’enfance et d’adolescence, l’avocat réfractaire, la condamnation et la cavale, l’impossible rédemption littéraire, l’inaccessible péremption des peines…Les petits poèmes presque anodins de La vallée de misère au milieu de cette fugue reflétaient en journal de bord désaxé ma propre fugue sans rime ni raison. Que foutais-je exactement là-haut ? Pourquoi Pirotte ? Je me cherchais. Je me cherchais où j’étais sûr de n’être pas. Je cherchais ce qu’était la poésie de l’époque. Je me plantais complètement. J’avais déniché le plus inactuel des contemporains, et me laissais désœuvrer à sa traîne.
Je lui ai adressé mon mémoire, en preuve d’admiration mal fagotée. Il m’a renvoyé un mot aimable ; sur l’enveloppe, une encre de chine évoquant les rives du Nord. J’ai passé beaucoup de temps à la regarder, interloqué par sa simplicité, pris dans sa force. Je l’ai perdue ensuite au cours d’un déménagement. Je n’ai pas tout lu de Pirotte. Il faudrait tout lire, bien entendu. Sa façon si personnelle d’enrober le récit peut donner l’impression trompeuse du petit maître récrivant toujours le même livre. Cette impression m’a parfois découragé. Je n’ai pas tout lu mais j’ai cheminé avec lui, lecteur infidèle et de moins en moins compétent, de moins en moins effaré, de plus en plus transporté par son inactualité subversive.
Sur le bord de la route, il y a des platanes. C’est en Belgique, ou en Franche-Comté, ou ailleurs. La banale silhouette de cet arbre le soustrait à votre attention, tant qu’aucune automobile n’y vient estourbir ses occupants distraits. Vous arpentez une route qui monte doucement vers une commune au nom douteux : est-ce Coiffy-Le-Bas ? Bezuidenhout ? Carignan ? Verdun-sur-Doubs ? Impossible à dire, la géographie débloque sévère dans l’inflexion de ces noms-là. Seule certitude : il s’agit d’un pays depuis longtemps perdu pour soi, une simple trace dans la mémoire, obscure et creuse. Pourtant ce lieu-là illumine. La façon dont il s’arc-boute à la terre, dont il épouse les contours de la vie intérieure, la profondeur qu’il recèle et l’épaisseur du réel dans son ordinaire même frappent l’esprit. C’est le lieu où il faut être, ici et maintenant. The place to be, édictent les revues imbéciles mais vous êtes dans une toute autre dimension, une chausse-trappe de l’espace-temps. Vous êtes dans un livre de Pirotte. Peut-être sont-ce les Contes bleus du vin, délices d’alacrité experte, ou la déroutée Cavale ou encore la légende des petits matins, avec gueule de bois et blafardes impressions de province contrariée ? Les phrases lentes recèlent ça et là des recoins invisibles. Vous vous promenez dans ces lieux que vous ne connaissez pas et vous vous laissez peu à peu convaincre qu’ils vous manquent infiniment. Qu’ils font défaut à votre façon de vous déplacer sur terre, à votre manière de connaître les hommes et leur histoire. Qu’ils vous creusent et vous modèlent. Qu’ils révèlent en vous-même la parcelle absente. Il s’agit d’une mélancolie très particulière, à l’arôme de cendre.
De fausses pistes en fausses pistes, vous prenez goût à ce vagabondage. Etre avec Pirotte, c’est suivre la pente des révélations incertaines. Accepter de se dérouter, trouver les chemins qui évitent soigneusement Rome, recueillir des lumières écrues à travers des philtres capiteux. Tomber fin saoul au bord des routes. Dans les taillis où vous réapprenez à lire en déchiffrant Dhôtel, et Perros, Follain et Nerval. Quitte à tenter les univers déchus, vous irez peut-être jusqu’à Chardonne, voire Jacques de Voragine, qui sait ? Certaines chutes mènent haut et la famille littéraire du poète est vaste.
Les studieux compétents vous enseigneront que Jean-Claude Pirotte a vécu puis est mort en tel jour et en tel lieu. Vous n’en croirez évidemment rien ; plongé dans Une adolescence en Gueldre, vous remontez patiemment la chronologie de cette adolescence qui, en réalité, n’en eut jamais fini de se raviver. Entre-deux âges, se produit un effort prodigieux pour contenir les apparences dans les limites du tolérable. Et le produit de ce travail fait d’oubli, de nuits éclatées, de réminiscences falsifiées autant que d’épiphanies déchirantes, le produit du paresseux Pirotte à l’ouvrage devant le mur d’une ondée ardennaise reste d’essence intensément romanesque : réinvention de l’imaginaire même, malgré les désillusions, les deuils, l’entremise de la laideur dans nos faibles velléités spirituelles.
S’il avait dû mettre un terme à son œuvre, s’il avait fallu qu’il démente une dernière fois les apparences,¨Pirotte aurait probablement intitulé Brouillard son dernier livre. Plume d’oie sur cahier blanc: le temps passe, les brumes nous enveloppent. Plus que jamais, il nous aurait ramené aux précaires contrées du Nord, à la fin de l’adolescence. Plus que jamais des écrans de fumée auraient masqué puis dévoilé en éclats lapidaires les zones sensibles d’une vie usée. Plus que jamais une élégance unique aurait transfiguré ces propos d’arrière-salles de bistrots où la prose naît à elle-même en fissurant la réalité maladroite. Nous aurions connu à nouveau l’amertume et la gloire de l’imposture. Nous aurions encore habité ce lieu improbable, sans consolation, qu’est la littérature lorsque la vie est dite.
Les récits et recueils de Jean-Claude Pirotte, notamment ceux ici cités, sont à retrouver chez différents éditeurs, principalement :
Photo d’Arnaud Descheemacker
PS : écrivant l’article, je n’avais pu lire les toutes dernières parutions de Pirotte, prolifique jusqu’au bout, soit :
-deux recueils de poèmes, au Castor Astral : Gens sérieux s’abstenir, l’autre aux éditions l’Arrière Pays : A Saint Léger suis réfugié
– un ultime Portrait craché (éditions du Cherche Midi), récit poignant, d’une beauté noire, de l’existence aux confins du cancer
Merci de nous faire découvrir ce personnage, en donnant l’envie de découvrir son œuvre.
À ce propos, pour avoir une vision un peu globale de cette œuvre : http://data.bnf.fr/11919923/jean-claude_pirotte/
On découvre notamment qu’il a été à l’origine d’un spectacle au TNP en 1981.
Merci pour votre lien, et à très bientôt sur LHP!