Jimmy’s Hall, Ken Loach
1932 en Irlande, Jimmy Gralton revient d’un exil de dix ans aux Etats-Unis. Dans son comté de Leitrim, il retrouve une mère affectueuse et les amis avec lesquels il a fondé, quelques années auparavant, un dancing très populaire qui joua un important rôle social au sein de la communauté. Bien vite, les jeunes du pays, séduits par les récits de cet âge d’or qu’ils n’ont pas connu, pressent Jimmy de rouvrir le Hall. Il ne faudra pas le prier longtemps. Mais, rapidement perçu comme un lieu de déchéance morale, le lieu est combattu par l’autorité religieuse du coin, ainsi que par les potentats locaux organisés en obscures milices.
Avec ce Jimmy’s Hall, Ken Loach poursuit son investigation socio-historique sur l’indépendance irlandaise. Contrairement au Vent se lève, toutefois, son dernier film n’a pas l’ambition de saisir l’Histoire à bras le corps. Il s’agit cette fois d’exploiter un fait divers, d’illustrer par l’anecdote des enjeux politiques, sociaux et moraux. A travers les mésaventures des partisans du dancing, Ken Loach étudie d’un œil affectueux les répercussions de la grande Histoire sur la vie d’une communauté. Jimmy n’est pas un grand révolutionnaire, mais son entreprise, bien qu’apparemment dénuée de sens politique, insuffle un vent de liberté à une société corsetée.
Cet opus n’a donc ni la lourdeur pathétique des démonstrations sociales du réalisateur britannique (Sweet Sixteen, The Navigators), ni la verve épique propre au grand style historique (Le Vent se lève). On retrouve davantage de légèreté, à la façon de La Part des anges, comédie qui récolta le Prix du jury au festival de Cannes 2012. Le film est d’ailleurs parcouru de saynètes burlesques, comme cette scène d’arrestation à l’humour chaplinesque, dans laquelle la mère se mue en touchante complice d’évasion du fils chéri. L’ensemble est léger, chantant, un parfum rendu possible par l’aspect anecdotique du sujet et par le recul historique qui met à distance et dédramatise les enjeux.
Mais le film n’en est pas moins profond. Ken Loach, Prix Lumière 2012, a l’habileté de réunir deux types de revendications, deux « gauches » pourrait-on dire, que la tradition – sans doute à tort – a tendance à dissocier : la lutte sociale et la libération des mœurs. Car, s’il aspire simplement à gérer un lieu de réunion dans lequel on bavarde, enseigne et danse en s’affranchissant des règles morales, Jimmy Gralton devient rapidement le leader naturel d’un combat contre l’injuste expulsion d’une famille de paysans. Pour lutter contre les propriétaires terriens qui délogent arbitrairement de pauvres gens, c’est en effet à lui que l’on songe, lui qui est devenu une vedette locale parce qu’il représente une certaine liberté de parole. Car s’affranchir de Dieu et de la tradition, c’est aussi prendre congé du patron, du prêtre, du propriétaire et de tout type d’autorité qui s’impose verticalement. En cela, Loach ne fait aucune différence entre liberté et égalité, deux notions que la philosophie politique érige souvent en contradiction. Echanger, danser, jouir, c’est être humain. Défendre l’opprimé, combattre l’injustice, c’est encore être humain. Une belle piste de réflexion émanant du plus implacable pourfendeur du libéralisme.
Ce leadership nouveau de l’homme de divertissement, du héraut adulé, beau parleur et sympathique, dont on ne doute pas un seul instant de l’intégrité, nous rappelle les cas d’un Coluche ou de Beppe Grillo – populistes inassumés ? – qui s’emparèrent un temps de la voix du peuple. Une façon pour Loach d’observer toutes les contradictions de l’entrée en politique de personnalités populaires qui trouvent le fondement de leur légitimité non dans le débat politique mais dans le divertissement. De quoi faire de Jimmy Gralton un personnage plus trouble qu’il n’en a l’air. Mais était-ce dans les intentions du réalisateur ?
On ne s’attardera pas sur le manichéisme forcené du cinéaste – chez Loach les méchants sont très méchants, et les gentils très gentils – ni sur l’exploitation sans finesse du folklore irlandais. Toujours aussi habile à revendiquer la reprise en main de sa destinée par le peuple, comme à dénoncer les forces arbitraires qui se font passer pour naturelles, le réalisateur britannique adjoint une tonalité chantante et légère qui rend son message un peu plus digeste pour qui s’est lassé de son éternelle rengaine militante. Cinématographiquement, il y a parfois du mauvais, comme cette grotesque conclusion qui singe le « Oh Captain ! My Captain » du Cercle des poètes disparus, larmoyant hommage des disciples au leader qu’on exile, une fin qui embarrasse plus qu’elle n’émeut : si Ken Loach refuse tout lyrisme dans l’évocation de la misère sociale contemporaine, il s’en donne à cœur joie dès qu’il déplace son sujet dans l’histoire. De toute évidence, dans un cas comme dans l’autre, un juste milieu reste à trouver. Il est dommage de se quitter sur cette note de mauvais goût car, on l’a vu, le tout reste de bonne facture.
Enfin, il se dit que ce film serait le dernier du réalisateur. Si tel était le cas, une lecture plus affective s’imposera peut-être, celle d’une mise en abyme émue d’un réalisateur tiraillé entre un cinéma de lutte, didactique, militant et un cinéma de divertissement : comment, en effet, ne pas voir dans le sympathique personnage de Jimmy Gralton Ken Loach lui-même, tirant sa révérence après avoir usé de son maigre pouvoir d’homme de spectacle pour réveiller les consciences de ses congénères ? L’occasion, alors, pour votre auteur, de remercier un immense réalisateur qui fera terriblement défaut au cinéma. Salut l’artiste !
Date de sortie : 2 juillet 2014
Réalisé par : Ken Loach
Avec : Barry Ward, Simone Kirby, Andrew Scott
Durée : 1h49
Pays de production : Royaume-Uni, France
Elle est drôlement chouette votre critique, Martin. Je crois qu’il faut absolument que je voie ce film !