Jours tranquilles, brèves rencontres, Eve Babitz
Pour le Vanity Fair, c’est « une Eddie Segdwick coupée avec Gertrude Stein avec un peu de Louise Brooks ». Pour le Los Angeles Times, « une marquise de Sévigné transposée au château Marmont, déjeunant, aimant et pleurant à Hollywood, ce Versailles des Temps modernes ». Version 2015 : une Kim Kardashian avec une machine à écrire et de la cervelle ? Qui est Eve Babitz ? Profitez de la réédition de Jours tranquilles, brèves rencontres chez Gallmeister pour découvrir cet étonnant personnage.
Aujourd’hui, on pourrait dire d’elle que c’est une it-girl, un peu mannequin, un peu graphiste, fêtarde invétérée, dotée du talent d’être toujours là où il faut. Mais ce serait peu valorisant : Eve Babitz a été plus que cela, un mélange irrésistible d’intellectuelle bobo, de LA party girl et d’icône de l’underground californien des années 70. Elle a été la jeune fille qui posa nue avec Marcel Duchamp pour le photographe Julian Wasser, l’entremetteuse à l’origine de la rencontre entre Dali et Frank Zappa, l’amante de Jim Morrison, d’Ed Rusha et d’Harrison Ford. La lecture de ses articles et chroniques fait renaître toute une scène culturelle à la vitalité bouillonnante, biberonné au champagne et à la cocaïne, un monde de nantis à la peau dorée qui ne peut appartenir qu’à Los Angeles. Sa plume, légère et sereine, virevolte de soirées en vernissages, de plages en bars, d’amants en amantes. Il y a une réelle élégance dans cette écriture, faussement limpide et innocente.
Elle s’amuse pourtant de cet étrange statut d’écrivain, beaucoup trop sérieux à son goût. « Mon travail, c’est de regarder par la fenêtre », avoue-t-elle à ceux qui l’interrogent. Elle écrit les matins « où il n’y a rien d’autre à faire », quand elle n’est pas dans les bras d’un homme ou assommée par une foudroyante gueule de bois. Une pose ? Peut-être pas. Pour elle, cette légèreté est l’identité même de Los Angeles : « il est difficile d’être véritablement sérieux quand vous êtes dans une ville qui ne peut même pas ériger un gratte-ciel de peur que la terre ne se réveille un jour et fasse s’écrouler l’ensemble sur la tête de tout le monde». On caresse les mots, les idées, les amants. Dans la première chronique de Jours tranquilles, brèves rencontres, Eve Babitz compare la composition foutraque de son œuvre à la géographie de la ville : impossible d’écrire une histoire sur Los Angeles sans se perdre ou faire demi-tour. « Ce n’est pas une ville, ça », se plaignent ceux qui découvrent la cité des anges. « Alors, est-ce de la littérature, ça ? » semble-t-elle s’interroger à demi-mot.
Jours tranquilles, brèves rencontres est une œuvre faite pour séduire, et en premier lieu celui qu’elle aime. C’est une manœuvre, une stratégie qu’elle décrit avec toute la désinvolture qui la caractérise : « C’est en séduisant un non-lecteur que je compte fixer Los Angeles (…). Je me dois d’être extrêmement drôle et merveilleuse en sa présence, ne serait-ce que pour attirer son attention, et il est dommage de laisser tout cela à la même personne ». L’histoire ne dit pas s’il a apprécié.
Voilà donc une lecture parfaite pour cette fin d’été, légère et sensuelle, gracieuse et subtile, rieuse et mordante. Eve Babitz rappelle Fitzgerald dans son aisance à capturer le monde des très riches, un monde de fêtes, de luxe et d’extravagances – la noirceur en moins. C’est sa scène, elle la traverse en maillot noir, un boa autour du cou. Elle est snob, compare son amie à Madame Verdurin et le panorama de Venice à une toile de Hooper. Elle est méchante, tape sur les hommes, les Républicains, les directeurs artistiques, les designers, les Stones et « leur musique de canette de bière ». Elle est irrésistible. « Tu es parfaite pour Los Angeles, tu sais. Tu es un peu la femme dont tout le monde est amoureux », lui confie son amant.
Virginia Woolf comparait la littérature à une somme de ragots. Savourons donc avec bonne conscience le côté people de ces chroniques. On y croise Stravinsky, Terry Finch, Janis Joplin, Jim Morrison, son « bébé de goudron » (concept fumeux inventé par l’ami gay dont vous trouverez la définition ci-dessous…). Parfait pour cette fin d’été, on vous dit.
Jours tranquilles, brèves rencontres, Eve Babitz, éd. Gallmeister, 2015, 222 pages.
« Les bébés de goudron sont ces gens qui passent leur vie à vous rendre folle en ne réagissant jamais à quoi que vous fassiez, peu importe le genre de démonstration que vous concoctiez pour leurs beaux yeux. Et plus vous tentez d’apprivoiser votre bébé de goudron, plus vous vous enfoncez dans le goudron et plus la situation empire. Jim Morrison fut l’un de mes bébés de goudron, et je comprends maintenant (qu’il est trop tard) qu’il aurait pu être un cher et tendre ami, si dès le départ je n’avais pas créé les germes du goudronnage ».