La Vie d’Adèle, Chapitres 1 et 2, Abdellatif Kechiche
Adèle Adèle Adèle Adèle Adèle. Trois heures durant, la caméra d’Abdellatif Kechiche est braquée sur la jeune fille. Agrippée à sa bouche, ses larmes, ses fesses. Avide de tout ce qu’elle est : comment elle remonte son pantalon, comment elle resserre sa couette, comment elle mange ses spaghettis. Souvent le cinéaste nous fait rencontrer ses personnages par le corps et la matière ; plus que jamais, ce dernier film invite à une connaissance par la peau. Aussi, nous voilà portés par une suite de gros plans sublimes au plus près des mouvements intérieurs du personnage. Ce choix instaure une telle proximité avec l’adolescente qu’on la voit à regret s’éloigner de la caméra au dernier plan.
L’histoire d’Adèle est inspirée d’une bande dessinée – Le bleu est une couleur chaude, Julie Maroh – que le cinéaste adapte librement. Celui-ci choisit de s’intéresser précisément à la naissance du désir et à l’engagement si unique et définitif qui se joue dans un premier amour. Le récit s’organise autour du foyer ardent que constitue la rencontre entre Adèle, encore lycéenne, et Emma, étudiante aux Beaux-Arts. Avant, Adèle chemine vers la révélation de son désir homosexuel et se prépare, en lisant La Vie de Marianne, au séisme de la rencontre et du manque. Après, c’est la lente et irrépressible approche des corps, la vie en commun puis la séparation. Quel art de filmer le désir, quel art aussi de le susciter ! Les yeux suspendus aux bouches, les silences et demi-sourires, les peaux sublimées par la lumière dans le secret du parc choisi pour les rendez-vous. Adèle désire Emma, Emma désire Adèle et nous spectateurs, dans cette proximité sensuelle et entêtante de la caméra, entrons dans la ronde du désir.
Un temps, le désir recouvre tout. Le cinéaste filme des étreintes étonnamment longues (7 minutes pour le premier corps à corps) qui montrent à la fois l’énergie déployée pour le plaisir et l’éternelle tentative de la chair pour rejoindre l’autre dans sa définitive altérité. Le regard de Kechiche sur ces scènes d’amour est toujours double : il voudrait exposer la sexualité des deux femmes dans un franc réalisme et en même temps donner à voir la beauté en esthétisant l’entremêlement des corps. Peut-être le projet achoppe-t-il sur cette volonté de tout mettre à jour car c’est souvent durant ces moments de la plus grande intimité qu’on se tient le plus en retrait du film.
Cependant affleurent peu à peu sous le désir les différences qui conduiront à la séparation. Adèle et Emma viennent de milieux sociaux opposés : chez Adèle, on mange des spaghettis en demandant à l’étudiante aux beaux-arts ce qu’elle compte faire comme « vrai » métier, chez Emma on déguste des huîtres en s’étonnant de ce que la lycéenne ne veuille pas faire de longues études. La vie suit son cours : Adèle devient institutrice, Emma une peintre qui vit de son travail et expose. Mais les amantes s’éloignent. Une longue scène durant laquelle la peintre reçoit ses amis artistes est particulièrement révélatrice. Les convives n’ont à la bouche que des propos d’initiés sur les arts tandis qu’Adèle, en bonne maîtresse de maison, ressert le plat de spaghettis familial. Emma séduit, se laisse séduire par une autre ; plus tard, on la voit pour la première fois rejeter le corps désirant d’Adèle. Du point de vue de la réalisation, la scène est moins convaincante car le cinéaste semble peu à l’aise dans sa représentation du groupe d’artistes, et les dialogues frappent par leur vacuité : se place-t-il encore au côté d’Adèle en caricaturant cruellement ceux qui, par leur vocation artistique, se sentent supérieurs ?
Enfin une des plus belles scènes du film est certainement celle où les deux jeunes femmes se retrouvent au café, après leur rupture. Léa Seydoux et Adèle Exarchopoulos y sont magistrales dans leur capacité à exprimer la déchirure extrême vécue dans la séparation : entre la tendresse gardée pour le passé et l’appel d’une vie nouvelle, entre le désir de recréer le couple et le consentement à laisser partir. Fin de l’histoire : la réalité se vide et se resserre pour Adèle. Et pour nous, lorsqu’il faut quitter un monde rendu si vivant par le flux du désir.
Date de sortie : 9 octobre 2013
Réalisé par : Abdellatif Kechiche
Avec : Léa Seydoux, Adèle Exarchopoulos
Durée : 2h59
Pays de production : France
Très bon film, très bon article. Bonne continuation à toute l’équipe!
Superbe article Marie. Le désir et le plaisir des corps, filmé par la peau, la bouche, la morve, dans un pur style réaliste. Adèle toujours et encore, quelle étreinte, quelle claque !