La Vie qu’on voulait, Pierre Ducrozet

Le roman de Pierre Ducrozet suit en quatre temps le parcours de cinq individus, Eva, Lou, Théo, Quentin et Manel, qui ont partagé leur jeunesse dans un Berlin « d’arrière-salles ». Leur passé, nébuleux, fragmentaire, de toute évidence sulfureux, les a séparés mais ils restent liés par ce qu’ils ont vécu. Cette jeunesse est condamnée dès le début par les personnages eux-mêmes. Mais avec la première partie, Retour de flamme, elle s’impose à nouveau sur le devant de la scène comme quelque chose de mal guéri. Le roman démarre ainsi avec le retour de Manel, le seul qui semble être allé jusqu’au bout de leur folie adolescente et s’y être perdu pour toujours. Les autres ont fui dans un avenir conventionnel qui n’en satisfait pourtant aucun ; Manel revient comme un scrupule dans les chaussures trop bien vernies de ses anciens compagnons de route.

Leur inconfort fondamental, ironiquement souligné dès le début du roman, devient aussi le nôtre : les personnages se sont accommodés d’un morne quotidien, admettant que leur lutte enfantine contre le monde comme il va – fadeur, vanité, médiocrité – n’était pas moins vaine que celle d’une mouche dans un verre de vinaigre. La première partie nous rend ainsi palpable cette chose inavouée, la fait grossir, génère une tension qui ne peut que lâcher, pour le pire et le meilleur, sur fond d’un quotidien sans couleur : Lou qui « fait comme si », Eva et sa machine à capsules, « [déroulant] le fil des jours comme si de rien n’était », Théo qui « a compris depuis longtemps que la vie n’est pas ici », et Camille alias Quentin alias Sean qui se cache sous les masques d’une mythomanie bénigne et se drape d’une subversive désinvolture. Nous pressentons rapidement que les personnages croient seulement être passés à autre chose mais qu’ils nourrissent en eux une crise latente, qui monte. Manel, lui, a pris un autre chemin. Il semble avoir trouvé réponses à ses questions dans un jeu d’échec meurtrier (qui n’est pas sans rappeler celui de la série Twin peaks, de David Lynch), avoir atteint une vérité qui le comble et entretient notre malaise : la vie est un jeu et il est donc l’adversaire du monde.

Le roman nous a séduit par son ancrage dans la ville : la vie des personnages est balisée par les grandes métropoles européennes (Paris, Berlin, Bruxelles, Barcelone). Leurs déplacements confèrent parfois au texte des allures de road-movie bien que les titres des trois dernières parties, chemin de traversevers la plaine et sous les arbres se comprennent bien vite comme jalonnant un parcours symbolique de réparation d’une expérience ancienne avortée, reniée, mal finie, mal digérée.

On suit avec appréhension mais curiosité le cheminement spatial et symbolique des personnages de cette « génération grise » dans un univers souvent glauque auquel une écriture riche en métaphores confère pourtant une véritable poésie du désenchantement : l’existence est «  cet asticot sale au bout d’une canne. ». Les images originales nous offrent une lecture toute en sensations qui nous permet d’accéder aux émotions bien souvent noires des personnages : « l’horreur et la beauté du bruit de l’insecte qui craque sous le pied. »

Une des réussites du roman tient aux audaces stylistiques, à la fois du point de vue de la narration et de la ponctuation, qui densifient les vies intérieures des personnages en les singularisant et en en dépeignant les variations. Nous suivons alternativement chaque personnage mais le rythme de notre lecture est sans cesse remis en question par d’audacieux changements de point de vue, passant du classique « je », au « il » et même au « tu ». Se mêlent et se heurtent alors les pensées des personnages comme ils les formulent, avec l’incohérence et la discontinuité que suppose une parole intérieure, les pensées transcrites par l’intervention du narrateur, plus claires et signifiantes, les paroles qu’ils prononcent vraiment et celles qu’ils aimeraient prononcer mais qu’ils gardent pour eux. Le personnage de Lou est emblématique de ces flux de conscience parfaitement rendus par un des passages où alternent italique et romain, créant ainsi un monologue à plusieurs voix : « Alors il faut faire un sac se préparer si tu crois que ça m’amuse jeter des choses dedans des pantalons une veste des culottes tu n’es qu’un alibi pour foutre le camp fermer le tout deux livres des lunettes pourquoi j’ai pas des alibis genre une petite fille un amant une symphonie à composer et puis quoi d’autre rien mon agenda mon téléphone appeler le boulot ? »

L’écriture suit le rythme intérieur de ses personnages et parvient assez bien à en rendre les ressauts, les vides, les accélérations et les retours au calme : cadence frénétique des pensées de Manel : « Enfants  de putain/ caravanes de squelettes sous le vol léger des charognards/ seringue/ seringue qui s’enfonce/ champs de blé/ liane qui s’enroule autour d’un pont et le ciel qui arrive derrière comme un dément.»; logorrhée intérieure et désordonnée de Lou dans les absences de ponctuation : « — Eh bien je vais te dire : je vais bien oui mais c’est certainement dû à l’ivresse parce que tout va mal en réalité oh pas plus mal que l’année dernière où je n’aimais plus ni la vie ni les films de Kubrick donc non c’est pas pire qu’avant je me sens même un peu plus légère genre détachée ce n’est plus un rythme d’un couteau/minute dans la peau non c’est plus lent — depuis que j’ai arrêté d’espérer la féerie ça va mieux. »; violence des pensées de Théo exprimée par une succession d’infinitifs qui tombent comme des coups de boutoir. L’auteur nous tient à l’écoute de ses personnages et rend un bel hommage aux imprévisibilités et aux irrégularités de la vie intérieure humaine.

Le roman est construit sur un épineux passé que les personnages veulent oublier mais qui les constitue. C’est l’histoire d’une jeunesse astéroïde, avec son éclat initial et sa destruction finale, pour certains en forme d’implosion, pour d’autres d’explosion. Finalement, rien du roman ne laisse vraiment croire à sa fin, une fin heureuse : les personnages se seraient débarrassés définitivement de leur passé, du poids de la vie qu’ils voulaient. Mais la note d’espoir finale qui devrait nous permettre de refermer avec confort le livre n’efface pas les traces de nuit.

Pierre Ducrozet, La Vie qu’on voulait, Grasset, 2013, 252 pages