l’Amour et les forêts, Eric Reinhardt
Bénédicte Ombredanne est une femme meurtrie, harcelée par un époux pervers et manipulateur. De ce qui ressemble à un tragique fait divers, Eric Reinhardt tire un beau roman, entaché toutefois de maladresses stylistiques et de choix narratifs peu convaincants…
Tout sourit cette année à Eric Reinhardt, puisque son dernier roman figure déjà dans les listes de deux prix littéraires majeurs, le Renaudot et le Goncourt. L’Amour et les forêts est en outre largement plébiscité par la critique et les lecteurs : à l’heure où j’écris, le romancier est dans le top dix des meilleures ventes. L’auteur de Cendrillon n’est pas là par hasard et a patiemment construit son œuvre littéraire dès les années 90, avec pour fil rouge les rapports concrets de l’homme avec un capitalisme aliénant. Le Système Victoria, paru en 2011, constituait en quelque sorte le point d’orgue diablement efficace de ce travail.
Avec L’Amour et les forêts, Eric Reinhardt déplace quelque peu sa perspective et aborde le harcèlement dont sont victimes les femmes au sein de leur vie conjugale. S’appuyant sur des témoignages reçus, il narre la vie tragique de Bénédicte Ombredanne, professeur de français discrète, victime d’un époux manipulateur et sadique qu’elle ne sait pas quitter. Dans cette existence violente, seule son aventure, fugace et bouleversante, avec un quasi inconnu rencontré sur Meetic, représente une consolation et lui permet de toucher du doigt le bonheur amoureux.
Reinhardt possède à n’en pas douter le sens du romanesque. Il fabrique une mécanique redoutable dans laquelle le lecteur est inexorablement entraîné. Pour cela, certes, il faut passer les premières pages, peu inspirées et qui nous laissent à distance. Mais lorsque l’on entre enfin dans le foyer de Bénédicte Ombredanne, on est saisi par le sentiment du tragique devant ce personnage broyé par la présence et le comportement odieux d’un mari faible, lâche et pervers. Son pouvoir, Jean-François (le mari) le tire des mots, ces mots dont il inonde Bénédicte jusqu’à la noyade, alternant les supplications, les injures, les menaces, la haine dans une logorrhée dont le lecteur subit aussi la violence.
Alors, comme dans tout bon roman, on s’accroche à l’espoir qu’un jour Bénédicte mette fin à cette relation par un bon mot, un coup de folie, un départ courageux et, comme dans tout bon roman, ce moment n’arrive jamais. Car le mal est profond, ancien, comme on l’apprend plus tard lorsque le narrateur, un certain Eric Reinhardt, recueille le témoignage de la sœur de Bénédicte. L’habileté du romancier réside aussi dans ce dévoilement progressif : le récit n’est pas chronologique et la vie, l’intimité de Bénédicte, les raisons de sa déchéance nous apparaissent par touches successives. Rien n’est simple dans cette horrible relation conjugale et l’explicitation de cette tragédie méritait bien un roman.
En revanche, était-il indispensable que Reinhardt s’immisce dans cette histoire en y interprétant son propre rôle ? Dès les premières pages, Eric et Bénédicte se rencontrent dans un café parisien, après quelques lettres échangées. Lui la complimente pour son écriture raffinée ; elle, en retour, chante les louanges de Cendrillon et exprime combien ce roman a changé sa vision du monde. Une discussion littéraire entre gens de bonne compagnie… Où le lecteur trouve difficilement sa place. On a bien du mal à savoir si cette ingérence du narrateur/auteur témoigne – de façon poignante si tel est le cas – d’une impuissance de la littérature à changer vraiment la vie des lecteurs (au vu de la fin tragique de Bénédicte) ou s’il faut y voir chez Reinhardt une forme élaborée de narcissisme. Je ne peux m’empêcher de trouver cet incipit bien peu nécessaire à l’économie du texte. Tout comme d’ailleurs sont bien peu nécessaires les images, métaphores et comparaisons avec lesquelles Reinhardt alourdit quelquefois son texte, probablement pour le tapisser d’un vernis de « grande littérature ». Inutile : la beauté terrible de cette histoire suffisait amplement.
Eric Reinhardt n’est vraiment pas sujet aux « maladresses stylistiques » mais bien plutôt vous aux difficultés de compréhension, je le crains. C’est vraiment ridicule de prétendre (du haut de quel piédestal on se le demande…) changer le style d’un auteur, qui a toujours été lyrique, fluide et ample, et qui a toujours, tout au long de son oeuvre, manipulé les miroirs de la mise en abyme jusqu’au vertige… Eric Reinhardt n’écrit pas ainsi pour apposer « un vernis de littérature » sur un thème, mais parce qu’il a un style qui n’appartient qu’à lui. Alors vous pouvez avoir envie qu’il écrive comme les autres, qu’il fasse du Annie Ernaux chirurgical ou qu’il se lance dans le minimalisme japonisant! Mais alors ce ne sera plus lui… Je crains que vous ayez du mal à accepter ce style, tout simplement parce qu’il ne s’inscrit pas dans une mode stylistique. La structure de l’Amour et les forêts est éminemment subtile, elle est faite pour que le personnage de Bénédicte Ombredanne échappe toujours plus au lecteur, qui croyait la circonscrire. C’est plus qu’un livre sur le harcèlement conjugal: il traite du rapport entre lecteur/auteur/personnage, de la manière dont chacun investit l’autre sans pouvoir jamais tout à fait l’attraper. Vous n’auriez pas aimé que le livre fût ainsi et vous savez donc quelle forme idéale il aurait dû avoir! mon dieu, quel talent omniscient vous devez avoir… Ecrivez-le donc, alors, ce chef d’oeuvre!
Chère Cahen,
Tout d’abord, merci d’avoir laissé votre avis sur notre site, à la lecture duquel nous espérons que vous trouvez du plaisir (hormis peut-être la critique que j’ai produite!)
Bon, je vais m’efforcer de laisser de côté les invectives que je mettrais sur le compte d’une admiration inconditionnelle d’Eric Reinhardt.
En revanche, je me permets de revenir sur les deux procès d’intention que vous me faites et que je considère largement déplacés. Je n’ai jamais prétendu non seulement me placer sur un quelconque piédestal et encore moins redéfinir le style d’un auteur. La critique que je vous propose ne témoigne à aucun moment de cette ambition, bien au-delà de ma portée par ailleurs. J’en profite pour vous rassurer sur le fait que je n’ai nulle intention d’écrire un roman et, si c’eût été le cas un jour, il n’aurait certainement pas été conçu dans un style « minimisant japonisant » (ce qui est, vous en conviendrez, peu amène et réducteur pour la culture japonaise) ; style qui me laisse indifférent. L’article relativement élogieux que je fais du Sermon sur la chute de Rome pourrait suffire à vous en convaincre. On est bien loin avec cet auteur d’un style « Annie Ernaux chirurgical ».
En lisant la critique, vous aurez noté que mon point de vue sur l’oeuvre de Reinhardt est globalement positif. J’y trouve de très belles qualités romanesques. Je considère néanmoins, et je m’entête, que, contrairement au Système Victoria qui épousait à merveille son sujet, le style a ici (pour partie) quelque chose d’inapproprié (de non nécessaire ?) et qui, en tout cas, me laisse insensible. Quant à la présence de l’auteur, narrateur et personnage de son roman, vous noterez que je reste sur une hésitation, dont je m’efforce de rendre compte de la façon la plus honnête possible.
Au fond, ces deux procès d’intention pourraient avoir pour terrible effet de tuer dans l’oeuf toute velléité de critique littéraire. Si toute personne qui émet un avis nuancé, voire réservé sur un texte largement salué par la critique se voit taxer sans autre forme de procès de prétentieux ignare (doublé d’un écrivain frustré et vindicatif), il devient bien difficile d’oser écrire quoi que ce soit sur qui que ce soit…
Mais je vous rassure, vous aurez la possibilité de continuer à me lire, pour le pire et, je l’espère, pour le meilleur !
Cordialement
Guillaume Moreau.
Cher monsieur,
Je m’excuse, en effet, d’avoir sans doute manqué de courtoisie dans ma réponse! Vous avez compris que j’adorais le style d’Eric Reinhardt, et donc comme je le trouvais injustement égratigné, j’ai réagi un peu vivement dans ma réponse. (En fait, je suis quelqu’un de normalement plutôt gentil!) Continuez bien sûr d’écrire vos articles, je ne voulais pas vous décourager. Bien sûr qu’on a le droit de critiquer un auteur, j’estimais que votre article reprochait un peu au romancier d’être tout simplement lui-même, voilà pourquoi mes propos ont été (beaucoup) trop vifs. Désolée pour l’aspect peu cordial de mon intervention. Merci pour votre réponse, et bon courage dans l’écriture d’autres chroniques!
Françoise Cahen
Chère Françoise Cahen
Oui, en effet, j’ai cru percevoir de la passion (toute littéraire) dans votre commentaire ; et la passion charrie bien souvent avec elle ses excès !
Merci beaucoup pour votre réponse et vos encouragements. Au plaisir de vous retrouver sur notre site.
Bien à vous
Guillaume Moreau