L’Anomalie, Hervé Le Tellier
Réjouissant et virtuose pour les uns, convenu et gentillet pour les autres, L’Anomalie d’Hervé Le Tellier est un Goncourt controversé, couronnant la littérature ludique et de connivence.
La virtuosité du nouveau roman d’Hervé Le Tellier tient dans sa construction : onze personnages que l’on découvre au fil des chapitres, dont le seul point commun réside dans un vol Air France Paris-New York – assez traumatisant – qu’ils ont tous pris. Tueur à gages menant une double vie, avocate déterminée, architecte de renom, pop star nigériane, monteuse de cinéma, écrivain confidentiel : une galerie luxuriante de personnages s’offre au lecteur. Hervé Le Tellier, en digne membre de L’Oulipo, joue avec les codes romanesques, explore et démultiplie ses possibles, en commençant par une expérimentation sur le nombre de personnages principaux que peut suivre, sans trop de difficultés, un lecteur. « Il n’a retenu que onze personnages, et devine qu’hélas, onze, c’est déjà beaucoup trop » s’inquiète ingénument le narrateur au sujet du nouveau roman de l’écrivain Victor Miesel, dont le précédent avait pour titre… L’Anomalie. Hervé Le Tellier prend ainsi un plaisir manifeste à multiplier les clins d’œil au lecteur, au risque de sombrer parfois dans les clichés ou dans un humour potache. C’est le cas, par exemple, lorsqu’il fait intervenir Donald Trump face à Emmanuel Macron : on frôle alors la mauvaise caricature.
Fort heureusement, les clins d’œil au lecteur peuvent aussi être réjouissants. Hervé le Tellier manie avec brio l’art du pastiche. On s’amuse, par exemple, des réécritures d’incipits célèbres : « Tous les vols sereins se ressemblent. Chaque vol turbulent l’est à sa façon. » ; « La première fois qu’Adrien avait vu Meredith, il l’avait trouvée franchement laide ». L’Anomalie peut d’ailleurs très bien se lire dans son ensemble comme un pastiche de film d’espionnage hollywoodien ou de série télévisée à suspense et à succès. L’adaptation sur écran semble en tout cas appelée par l’écriture.
Dans la première partie du roman, chaque personnage nous est présenté au cours d’un chapitre, et nous le quittons au moment où nous comprenons qu’il suscite l’intérêt des autorités. Peu à peu, le mystère s’éclaircit pour le lecteur ; le point commun entre tous ces personnages prend tout son sens. Il ne faut point trop en dire pour ne pas déflorer une intrigue principale assez mince, nous n’en révèlerons donc pas plus. Les explications scientifiques qui nourrissent la seconde partie ne sont pas toujours très digestes et peuvent laisser un lecteur, jusque-là conquis, quelque peu pantois. Le roman policier se révèle finalement appartenir à la science-fiction, avec un succès discutable. La dernière partie, enfin, entreprend de nouer le destin de chaque personnage, plombant un dispositif qui, dans la première partie, était pourtant enthousiasmant.
L’Anomalie tient donc de l’expérience ludique, poussée à son paroxysme, de la démultiplication des possibles narratifs. Cela déroute, plaît, ennuie, parfois tout cela à la fois. « Il est une chose admirable qui surpasse toujours la connaissance, l’intelligence, et même le génie, c’est l’incompréhension » remarque très justement le narrateur.
L’Anomalie, Hervé Le Tellier, Gallimard, 2020, 236 pages