L’Art de perdre, Alice Zeniter
Entre la France et l’Algérie, c’est une histoire d’amour et de haine, d’attirance, de violence et surtout de silences. Une histoire omniprésente qui, à travers ses multiples acteurs, travaille souterrainement la société française et resurgit à la moindre occasion. A cette rentrée, parmi d’autres ouvrages, L’art de perdre d’Alice Zeniter, roman familial sur trois générations, fait entendre la mémoire occultée des harkis. Il y est question de guerre, d’immigration, d’intégration et surtout d’identité.
Dans son livre de facture classique, l’auteure retrace en trois parties plus de soixante ans de l’histoire de l’Algérie, à travers les destins de trois personnages. Ali, le grand-père, Hamid, le fils aîné et Naïma, la petite-fille, incarnent respectivement trois figures de l’immigration. Forcé de quitter son village de Kabylie au moment de l’Indépendance, le paysan aisé, l’ancien combattant de Monte Cassino devient un ouvrier silencieux, un homme humilié. Son fils en révolte, pur produit de l’école républicaine, s’écarte de la tradition, découvre Paris dans l’après 68, épouse une Française et prend ses distances avec la famille. A la troisième génération, la petite-fille parisienne se penche sur ses origines et prend le bateau dans l’autre sens pour découvrir d’où elle vient, ou plutôt d’où viennent ses ancêtres.
Du destin subi au destin assumé la route est longue et douloureuse. Un demi-siècle d’humiliation et de silence que vient rompre ce gros roman, fruit des recherches de l’auteure. Des champs d’oliviers de Kabylie à la cité HLM de Basse-Normandie, en passant par les camps de Rivesaltes et de Jonques, la narratrice reconstitue, comme en une nouvelle Enéide, l’épopée tragique de sa famille déracinée. A partir d’images éparses et de souvenirs décousus, «vignettes» de l’ancien temps, elle tisse un récit inscrit dans le contexte de l’Histoire. Elle part à la recherche du village perdu, ce village de la crête qui n’a pas de nom, quasi-inaccessible, comme un mirage, un souvenir qui s’efface, un lieu de conte de fées où l’immigré était le patriarche craint et respecté.
La force de ce récit prenant, malgré quelques longueurs dans sa dernière partie, est d’incarner cette Histoire à travers des personnages vivants et attachants. Parmi eux, Yema, la grand-mère de Naïma, l’un des plus beaux personnages du livre, mariée à 14 ans, mère de dix enfants, petite femme tout à la fois résignée et fière qui illumine le récit de sa présence rassurante et de ses phrases pleines de justesse. Il y a aussi, à la deuxième génération, Dalila, jeune fille toujours en colère, reléguée dans la cuisine, amoureuse d’un «roumi» ; Mohamed, le plus jeune frère, l’adolescent attardé en quête de racines, chacun vivant à sa manière sa révolte et sa recherche d’identité.
C’est aussi de rendre compte, à travers le langage, de la complexité du réel, loin des simplifications hâtives et des termes mensongers ou injurieux comme ceux qui désignent les milliers d’hommes, de femmes et d’enfants qui quittent l’Algérie à l’été 62: «L’Algérie les appellera des rats. Des traîtres. Des chiens. Des terroristes. Des apostats. Des bandits. Des impurs. La France ne les appellera pas, ou si peu. La France se coud la bouche en entourant de barbelés les camps d’accueil.» Derrière le terme englobant de «harkis» et l’accusation expéditive, il y a toute la diversité des parcours individuels. Ali n’a pas pris les armes contre les siens; il s’est seulement rendu à la caserne, il a donné quelques renseignements à l’armée française, en croyant protéger le village, et cela a suffi pour faire de lui un «jayah», une brebis galeuse, un traître menacé de mort et contraint à l’exil avec sa famille.
L’auteure dénonce la falsification du langage dans cette guerre qui ne dit pas son nom mais est désignée sous le terme de «pacification»: les déportations sont des «regroupements de population», le napalm des «bidons spéciaux»… Tout est simplification binaire selon le point de vue des deux parties en présence: «Ceux que le FLN a tués sont des traîtres à la nation algérienne et ceux que l’armée a tués des traîtres à la France.» Comment alors se définir soi-même, au-delà des injures racistes, quand on n’accepte aucune des étiquettes imposées. Ainsi, Hamid, à la veille d’être présenté aux parents de sa fiancée, récuse les appellations «Arabe» «Algérien» si bien que Clarisse lui déclare: «Tu sais ce que tu es: tu es innommable…» Plus tard, après les attentats de 2015, Naïma s’insurge à son tour contre l’expression globalisante «les musulmans de France».
«Quand le substantif principal vous manque, comment bâtir un récit?» se demande Naïma. Comment «donner une forme, un ordre à ce qui n’en a pas, n’en a peut-être jamais eu», comment reconstituer une histoire qui se perd dans un passé devenu légendaire, comment se construire une identité au-delà des mensonges et des non-dits? C’est ce que tente et réussit Alice Zeniter dans ce beau roman dense et nécessaire.
L’art de perdre, Alice Zeniter, Flammarion, 2017, 505 pages.