Le Rire du grand blessé, Cécile Coulon
Cécile Coulon, éd. Viviane Hamy, 2013, 136 pages
Avec Le Rire du grand blessé, la toute jeune romancière Cécile Coulon s’essaie à un genre romanesque marqué par George Orwell ou Ray Bradbury. Comme ses célèbres prédécesseurs, elle imagine une société totalitaire et aliénante contre laquelle un homme enfin se dresse, mû par l’espoir fou d’un autre horizon pour l’humanité. On connaît la chanson, maugrée-t-on au fil des pages : bien sûr, la littérature est attaquée par le système ; on s’en doute, le personnage le plus acquis au pouvoir est précisément celui par qui la révolte arrive. Le scénario reste donc des plus classiques, même si, au final, l’auteur évite la simple redite.
Un roman de science-fiction, d’anticipation? Cécile Coulon ne goûte pas ces classifications rapides. Ni robot fou, ni navette intersidérale dans ce monde qu’on ne peut dater précisément. C’est une société que le récit décrit, sans créature ou événement surnaturels. Une vaste organisation appelée « Service National » y est chargée d’appliquer un Programme à l’origine médical. Lucie Nox, médecin travaillant avec des toxicomanes, a un jour expérimenté avec succès le postulat suivant : ses patients se droguent car leur vie ne leur permet pas d’exprimer des émotions profondes, mais s’ils peuvent par la lecture accéder à ces émotions et les extérioriser, ils n’auront plus recours aux substances incriminées. Le pouvoir, incarné par un fantomatique « le Grand », perçoit dans ce protocole de soins un moyen de contrôler l’ensemble de la population. Il organise, avec la complicité plus ou moins forcée du docteur, une catharsis régulière par la lecture, visant à libérer hommes et femmes de leurs pulsions. Pour ce faire, le livre est entièrement repensé : l’ancienne littérature est détruite et des « Maisons de Mots » déversent des romans à sensation unique : Livre Frisson, Livre Haine, Livre Tendresse… Des Liseurs se produisent dans des stades bondés lors de « Manifestations à Haut Risque » durant lesquelles les spectateurs expulsent les émotions susceptibles de déstabiliser l’ordre social. Le parallèle avec les grands rassemblements sportifs de notre époque est bien sûr inévitable. Le spectacle servi à des supporteurs tour à tour aveuglés par la haine ou l’orgueil ne relève-t-il pas aussi d’une catharsis organisée ? La réflexion n’est pas neuve mais non dénuée d’intérêt.
Dans cette société, l’exécution du Programme est garantie par les « Agents du Service National ». Ces gardiens, recrutés dans les campagnes pauvres, ne sont pas aliénés par la lecture puisqu’ils sont et doivent rester analphabètes. Non, eux sont tenus par le prestige et les privilèges de leur position. L’agent 1075 est l’une des meilleures recrues du Service. Il remplit sa mission sans ciller jusqu’au jour où un accident le cloue sur un lit d’hôpital ; il croise alors le chemin d’une institutrice et franchit la ligne rouge en apprenant à lire. En s’enrichissant, il découvre la pauvreté du monde et l’aliénation organisée par le Système. Mais 1075 ne choisit pas la voie de l’héroïsme ; il jette de temps à autre un grain dans la machine en diffusant une œuvre interdite tout en continuant à jouir de son appartement spacieux et de ses bons plats préparés. Ambivalents et compromis (ainsi Lucie Nox, étymologiquement « lumière nuit » en latin), les personnages de Cécile Coulon ne sont pas des sauveurs, et c’est là ce qui fait l’épaisseur du roman.
Pour autant, Le Rire du grand blessé ne suscite pas l’enthousiasme. Le récit patine par endroits en décrivant de façon trop répétitive le fonctionnement de cette société. Le travail d’écriture est juste – le style, chirurgical, est à l’image de ce monde tiré au cordeau – mais achoppe sur des maladresses qui heurtent la lecture. Bref, cet essai n’est pas vraiment abouti mais l’on sent chez la romancière de belles qualités.