Le Roi Lear, Shakespeare /Olivier Py
En ce mois de juillet 2015, à Avignon, Olivier Py adapte Le roi Lear, de William Shakespeare et provoque les foudres de la critique : Le monde dénonce une mise en scène misogyne et braillarde, Libération regrette son manque de subtilité… Nous y étions.
La pièce dont s’empare Olivier Py pour ouvrir cette 69° édition du festival d’Avignon, est un classique. L’histoire est connue : le roi Lear vieillissant veut abandonner la charge du pouvoir à ses filles dans un partage équitable mais il pose une condition. Le despote mégalomane et aveugle n’attribuera les parts qu’après que ses filles auront tour à tour exprimé la force de leur amour. Les deux aînées, Goneril et Régane, rompues à l’art de la flatterie, s’exécutent avec grandiloquence ; la plus jeune, Cordélia, refuse de se prêter à cette mascarade. Lear la déshérite alors et l’exile de son royaume. Elle s’enfuit sous la protection de France.
Le metteur en scène – et directeur du festival – propose une nouvelle traduction, alerte et crue, à l’image de la longue tirade d’insultes prononcée par un Kent déguisé en clochard roumain. Celle-ci reste plutôt fidèle à la verdeur de la langue shakespearienne. Olivier Py multiplie aussi les ajouts, citations mallarméennes, allusions à l’actualité ou chansonnettes populaires adaptées et chantées par le personnage du fou. Ils enrichissent de légèreté et d’humour ce texte d’une rare intensité tragique. Jean-Damien Barbin est d’ailleurs excellent dans son rôle de bouffon sage. Le metteur en scène retrouve ainsi le mélange des registres qu’affectionnait son maître. Pas de quoi susciter la désapprobation unanime de la critique…
Py a aussi effectué des coupes importantes, notamment dans les premières tirades de Cordélia. Là encore, les changements opérés ne sont pas scandaleux : la plus jeune fille du roi Lear, plutôt que d’avouer la défaite du langage se réfugie dans le silence, matérialisant son mutisme par un large morceau de scotch noir qu’elle place sur sa bouche. Une inscription monumentale de néons blancs sur le mur du fond résume ce choix : « Ton silence est une machine de guerre ».
Les trois premiers actes, jusqu’à la folie de Lear sur la lande, me semblent très acceptables. C’est après que cela dérape… Au début de l’acte IV, certaines coupes deviennent très gênantes. Il n’y a ainsi plus de serviteur pour se scandaliser de l’énucléation de Gloster. Torture qui se révèle d’autant plus violente et insoutenable qu’elle s’accompagne de grandes éclaboussures de sang rouge et frais, et ne récolte que rires et sarcasmes abjects sans contrepoint compatissant. C’est un détail, sans doute, et on pouvait encore y voir à ce moment là une catharsis musclée mais efficace. Cependant, ce détail préfigure la complaisance avec laquelle la pièce bascule ensuite dans l’horreur.
Dans la version d’Olivier Py, alors qu’Edmond a mené sa vengeance à son terme et qu’il a orchestré l’emprisonnement puis le meurtre de Cordélia, aucun repentir, aussi tardif soit-il, ne l’anime : il reste de bout en bout l’allégorie caricaturale du mal. Il entre sur scène sur une moto pétaradante, tout de cuir noir vêtu, portant un casque surmonté de deux cornes de bélier, A ce stade, ce n’est plus un détail : le sens même de la pièce en est changé. Si la mort de Cordélia est insoutenable et scandaleuse dans la pièce de Shakespeare, elle arrive comme un ultime accident des folies humaines qui tardent à se corriger, mais Lear et Edmond en sont tous deux anéantis : certes, les fautes des hommes entraînent des conséquences tragiques irréversibles, mais offrent une place à un sursaut d’humanité. Chez Olivier Py, la fin est proprement désespérante : le roi est effondré de la mort de sa fille parce qu’il voit en ce petit ange dansant sa dernière chance d’être aimé. Edmond, quant à lui, se complait dans sa hideur. C’est une victoire absolue des ténèbres sur la lumière, de l’obscurantisme sur le discernement. Et tous dès lors de disparaître engloutis par un trou noir au centre de la scène.
Quant à la mise en scène, elle joue à fond la carte de l’obscénité. L’obsession sexuelle est partout: baisers à pleine bouche, étalages de corps ouverts et impudiques, mains aux fesses et corps nus se répandent sur scène, et ce, dès les premières minutes. Contrairement aux analyses qui taxent ces pulsions non dissimulées de misogynes, il me semble au contraire qu’en matière d’abjection, la parité est parfaitement respectée.
Le bruit et la fureur accompagnent tout cet étalage de vulgarités. Un tas d’ossement est déversé sur scène à grand renfort d’odeurs nauséabondes. La pièce est ponctuée de sifflements, ou de déflagrations violentes, les personnages manient le pistolet, comme la kalachnikov. Un groupe de terroristes encagoulés fait soudain irruption à l’acte V et provoque la chute de rubans rouges du ciel en une symbolique des plus sordides.
On comprend qu’Olivier Py ait voulu appliquer Le roi Lear à l’histoire du XX° siècle mais si l’illusion peut fonctionner dans les trois premiers actes, elle sombre ensuite dans des métaphores grossières et agressives pour finalement livrer une morale d’une effrayante noirceur : le monde est définitivement livré au chaos.
Le Roi Lear, Shakespeare, mise en scène d’Olivier Py, avec Jean-Damien Barbin, Nâzim Boudjenah (de la Comédie-Française), Amira Casar, Philippe Girard, Damien Lehman.
Cour d’honneur du palais des papes d’Avignon, jusqu’au 13 juillet 2015, puis en tournée dans toute la France (du 19 au 21 Novembre 2015, au théâtre de la Criée à Marseille, du 25 au 28 Novembre 2015 aux Célestins à Lyon, le 10 et 11 Décembre à l’Anthéa d’Antibes…)