Le Sermon sur la chute de Rome, Jérôme Ferrari
Marcel Antonetti naît au lendemain de la première guerre mondiale, benjamin d’une famille de six enfants. Devenu fonctionnaire et en partance pour l’Afrique de l’Ouest française, il juge convenable de se marier avant d’exercer ces nouvelles fonctions. Ce sera une jeune fille du village corse dont il est originaire qui lui donnera un fils, Jacques, et mourra en couche. Marcel, incapable d’élever seul ce fils, le confie à sa sœur, Jeanne-Marie, elle-même mère de Claudie. Les cousins germains, Claudie et Jacques, se marient, malgré la répugnance de leurs entourages et de leur union naissent deux enfants, Aurélie et Matthieu. Ce dernier, étudiant en philosophie à Paris, ne rêve que de revenir en Corse, qu’il imagine être son pays. Il profite de l’opportunité de reprendre le bar du village pour s’y installer avec son meilleur ami, Libéro. Après quelques mois où tout semble fonctionner pour le mieux, ce nouveau monde que Matthieu et Libéro ont fondé se détraque, s’abîme, jusqu’à la tragédie finale.
Ce résumé, déjà fort long, ne rend pas compte de la densité d’un roman qui ramasse, en tout juste deux cents pages, un récit familial à travers lequel les mondes passent, s’effondrent, attendent de se lever. Cette densité est encore lestée par les références à l’époque de Saint Augustin, lui qui a témoigné de la chute de l’Empire Romain. La grande force du roman, sa puissance dramatique, tient précisément au fait que Ferrari fait peser sur ce microcosme, ce bar minable et héroïque, tout le poids de ces efforts humains passés pour (re)créer des mondes : l’histoire de Marcel, cousue en parallèle à celle de son petit-fils Matthieu, fait déjà état de cet effort, voué à l’échec, de s’inventer une existence, un destin, lorsque l’on vient après la Grande Guerre, après la grande Histoire. Dans ces chapitres-là, la langue de Ferrari s’étire, la phrase s’allonge, à la fois flux du souvenir et tentative pour combler l’intervalle qui sépare deux mondes.
Un simple résumé ne rend pas non plus compte de la foule des personnages qui sont ici convoqués : Bernard Gratas, un métropolitain qui ruine sa vie en s’installant sur l’île de beauté ; Virgile Ordioni, Vincent Léandri et toute cette petite société corse ; Aurélie, la sœur de Matthieu, à la recherche, elle aussi, d’un monde nouveau, fouillant le sol algérien en quête des vestiges de la cathédrale d’Hippone, celle-là même où a prêché Augustin… Dans ce roman assez court, Ferrari condense des vies et des drames sans jamais perdre de vue son propos : les mondes passent et dans l’interstice, des existences sont perdues.
On peut regretter cette accumulation de récits embryonnaires, ou peu développés, qui percutent l’histoire principale, autour de Matthieu et Libero. Comme si celui-ci avait voulu synthétiser en un seul récit plusieurs romans possibles, Jérôme Ferrari ne laisse pas suffisamment respirer son histoire et ses protagonistes. A ce titre, la convocation de la figure matricielle de Saint Augustin a quelque chose d’artificiel. Autant elle éclaire intellectuellement le sens général de cette histoire, autant elle n’est pas solidement harnachée à la trame romanesque. Néanmoins, ne nous y trompons pas, l’exigence de la forme et la beauté des choses ici révélées par l’auteur font de ce Sermon un grand roman de la rentrée littéraire 2012. La réjouissante ambition de Ferrari se traduit dans un style riche et néanmoins fluide à la lecture, et un peu plus maladroitement dans une construction narrative sophistiquée. Jérôme Ferrari n’est pas peut-être pas encore un immense romancier, mais il est un grand écrivain.
Jérôme Ferrari, Le Sermon sur la chute de Rome, Actes Sud, 2012, 208 pages