Le Triomphe de l’amour, Marivaux / Raskine
Michel Raskine et Marivaux s’entendent bien. L’écriture scénique de l’un, moderne, drôle, intelligente, permet à la langue de l’autre une renaissance des plus séduisantes. La rencontre avait été foudroyante autour du Jeu de l’amour et du hasard en 2009 ; la mise en scène du Triomphe de l’amour, au TNP de Villeurbanne, tient les promesses d’un second rendez-vous.
L’intrigue de cette pièce écrite en 1732 est au départ des plus tortueuses. Une princesse grecque, Léonide, dont la famille s’est emparée illégalement du pouvoir, est tombée par hasard sous le charme d’Agis, descendant de l’héritier légitime du trône, qui a été éduqué secrètement par le philosophe Hermocrate et sa soeur. Mais l’histoire compliquée des familles rivales – gribouillée rapidement à la craie par la comédienne tandis qu’elle explique la situation dans une traditionnelle scène d’exposition – n’intéresse que pour justifier l’imbroglio que doit inventer Léonide pour approcher l’élu de son coeur. Cette dernière ne peut en effet se présenter sous sa véritable identité et c’est déguisée en homme qu’elle aborde le refuge du philosophe. Sous le nom de Phocion, elle débarque donc animée du prétendu désir de recevoir l’enseignement du sage, et compte passer quelques jours en la demeure auprès de l’amant convoité. Mais l’intraitable austérité des hôtes complique le scénario initial.
Un monde en noir, voilà ce que découvre le spectateur en pénétrant avec Léonide chez le philosophe. Murs, sols, escaliers, rideaux, costumes, tout a l’air d’avoir été recouvert d’un voile d’obscurité qui concentre la communauté sur l’étude et la protège des séductions du monde extérieur. A cour, un escalier massif semble conduire aux hautes sphères de la connaissance ; en descendent à regret le philosophe et sa soeur, peu enclins à laisser l’étranger s’installer. Qu’à cela ne tienne : telle une redoutable machine de guerre, Léonide donne l’assaut. A chacun, se faisant tour à tour passer pour Phocion ou pour une certaine Aspasie, elle déclare un amour profond et déterminé au fil d’entretiens qui lui permettent de prolonger son séjour. Agis seul était visé, tous seront touchés. Si Marivaux décrit délicieusement l’ouverture progressive de la communauté à l’amour, Michel Raskine la met en scène avec un égal talent. Il associe d’abord l’arrivée de la princesse à un retour du mouvement dans le monde figé du philosophe : les corps roides et mesurés d’Agis, Hermocrate et Léontine sont brutalement confrontés à la tourbillonnante figure de l’Amour. Léonide, incarnée par l’étonnante Clémentine Verdier, investit le plateau avec toute la fougue des conquérants. Elle se démène sans relâche autour de ses trois victimes, tant et si bien qu’en leur inspirant l’amour, elle communique aux corps le tremblement de l’émotion retrouvée. Le déplacement des volumes sur la scène, offrant un espace de plus en plus ouvert au fil des actes, semble également participer de cette mise en branle générale. Le retour progressif de la couleur dans cet univers monochrome est l’autre signe du triomphe de l’amour et de la réconciliation des personnages avec le monde extérieur. Ainsi la raisonnable Léontine dévale-t-elle les escaliers en découvrant sous sa robe des collants rouges qui tranchent avec le noir de rigueur. A la fin de la pièce, Hermocrate et sa soeur, sur le point de renoncer à leur retraite pour épouser Aspasie/Phocion, arborent des tenues mondaines et multicolores.
La richesse de la mise en scène tient aussi au traitement des personnages secondaires. Dans la comédie de Marivaux, les valets pour une fois ne prennent pas la place des maîtres, ne dupliquent pas leurs intrigues mais sont plutôt les petites mains qui aident à la réalisation de leurs projets – moyennant finance bien sûr. Dès lors, leur charge comique peut être plus franche et grossière. Michel Raskine donne une place privilégiée à ces personnages de l’ombre et réinjecte à travers eux une dimension bouffonne. En avant-scène, à cour et à jardin, le jardinier du philosophe et le domestique Arlequin ont ainsi de petits espaces qui leur sont dévolus : le premier occupe une sorte de loge de concierge, le second recouvre sa zone de pépites qu’il suçote et recrache. Ils encadrent le plateau, comme les organisateurs de ce qui s’y trame, ou comme les garants du comique de ce qui s’y joue. L’un (interprété par un truculent Stéphane Bernard) exploite surtout les potentialités d’un comique de verbe tandis que l’autre propose un corps inlassablement lascif, aux postures vulgaires si propres à la farce.
Les spectateurs rient beaucoup au fil du spectacle, sans d’ailleurs que le comique soit réservé aux valets. Mais l’incroyable cruauté de la fable apparaît en plein jour durant la scène finale, quand la princesse révèle à tous sa véritable identité et renvoie le philosophe et sa soeur à leur terrible naïveté. Le choix de comédiens relativement âgés pour incarner Hermocrate et Léontine (les excellents Alain Libolt et Marief Guittier) prend alors tout son sens : eux qui pensaient s’octroyer une dernière tranche de vie n’ont plus qu’à retourner définitivement à leur retraite pour y attendre la mort. Léonide s’envole avec Agis et laisse dans une effroyable solitude ceux qui n’auront pas eu la chance de connaître l’amour – Michel Raskine, parachevant la cruauté du dramaturge, termine le spectacle sur les figures des laissés pour compte, dans un silence étourdissant.
Le Triomphe de l’amour, Marivaux, mise en scène Michel Raskine. Avec Stéphane Bernard, Prune Beuchat, Marief Guittier, Alain Libolt, Maxime Mansion, Thomas Rortais, Clémentine Verdier
Décor Stéphanie Mathieu / Costumes Michel Raskine /Lumières Julien Louisgrand
Du 29 janvier au 21 février 2014 au TNP de Villeurbanne
Que l’on introduise de la farce et de bouffonnerie chez Goldoni, soit ! Que l’on grossisse les effets comiques de Molière après que maints hurluberlus marxisants aient voulu socialiser à outrance le discours de l’auteur, passe encore. Mais qu’on entrelarde le théâtre de Marivaux de clowneries grotesques, de vociférations de sauvages, de borborygmes aussi incongrus que malséants et de gestes obscènes là, ça ne passe plus. Excédé, je suis parti avant la fin.