Les Femmes de Visegrad, Jasmila Zbanic
A Visegrad, à l’est de l’actuelle Bosnie-Herzégovine, sur un territoire de la République serbe de Bosnie, la guerre fait rage en 1992. Ici, les Serbes sont en minorité face aux Bosniaques musulmans. Alors, quand la guerre éclate, on commence à massacrer. Sur le pont de Visegrad, rendu célèbre par le Prix Nobel de littérature Ivo Andric, le sang coule à flots. On égorge, on tue. Trois mille Bosniaques meurent sous la fureur serbe. Visegrad et sa région comptent alors près de vingt mille habitants.
Kym Vercoe, une artiste australienne, passe à l’été 2011 ses vacances dans les Balkans. Désireuse de marcher sur les traces du Pont sur la Drina, le fameux roman d’Ivo Andric, elle se rend à Visegrad. Là, elle suit les conseils d’un guide touristique anglais et passe la nuit dans l’hôtel Vilina Vlas, un hôtel « romantique et plein de charme ». Mais, saisie d’une angoisse qu’elle n’explique pas, elle ne parvient pas à trouver le sommeil. De retour en Australie, elle découvre que l’établissement fut durant le nettoyage ethnique de 1992 un lieu de séquestration, de tortures, de viols et de meurtres pour deux cents femmes bosniaques. Bouleversée par l’absence de mémoire sur les lieux, terrifiée à l’idée d’y avoir passé la nuit en toute innocence, cette découverte l’obsède. Elle décide de revenir en Bosnie pour en apprendre davantage.
Le film se concentre sur ce retour de Kym à Visegrad qui erre et filme tout. Il épouse alors la forme d’un documentaire terne, glacial, qui relate des faits parfois sans intérêt. La narration n’a rien de spectaculaire. Les Femmes de Visegrad se situe loin, très loin, du cinéma et du documentaire mémoriels qui parfois énervent par leur côté lénifiant et leur compassion guimauve. Ce genre ne joue souvent que sur l’émotion et s’éloigne considérablement d’un travail historique de qualité censé contextualiser, donner sens et interroger. Le film de Jasmila Zbanic se met tant à distance de l’événement qu’il frise le désintérêt : la caméra se contente de suivre Kym Vercoe, qui ne trouve finalement rien si ce n’est le silence des habitants de Visegrad et leurs regards interrogateurs. Certes, les autorités locales lui demandent expressément de quitter les lieux et un habitant brandit comme une excuse l’oppression dont il croit les Serbes victimes depuis des lustres, mais les fameuses femmes de Visegrad brillent par leur absence. Evincées du langage même, elles n’existent pas.
C’est que la réalisatrice ne filme ni le drame ni l’horreur. En suivant Kym dans ses errances, ses contemplations, ses interactions avec les autochtones, elle se focalise sur un thème essentiel : l’histoire qui ne peut pas se faire, parce que ce passé est encore un présent. Toute la réussite de l’oeuvre repose dans ce qui a d’abord l’air d’un raté : l’impression de vide colle parfaitement à la chape de plomb qui fige Visegrad dans l’omerta. Ici, il n’y a pas de coupables, pas d’innocents, on ne trouve que des regards qui se taisent, qui guettent, qui hésitent, qui ont l’air de savoir ou d’avoir peur. Impossible de trancher. Le langage ne nomme pas, la pensée ne peut se formuler. Tout est suspect, chacun est potentiellement un bourreau, rien n’est compréhensible.
L’émotion surgit alors de façon salutaire. Une émotion dont il semble impossible de faire l’économie dans de tels sujets et dont l’absence serait immorale tant il paraît nécessaire de soulever l’empathie. Mais cette émotion-là n’est pas une arme lourde qui achève toute possibilité de réflexion. Elle naît à l’occasion d’un plan fixe sur le pont, du silence d’un interprète, d’une chambre d’hôtel proprette. Elle devient une réponse au néant et à l’indicible. Elle surgit à l’issue d’une démarche et devient une solution, une condition pour qu’un devoir de mémoire authentique se fasse. La compassion est à l’origine de la discipline historique, semblent nous dire Vercoe et Zbanic, une nécessité face à la logique qui pétrifie, englue. Face au pragmatisme désincarné du guide anglais par exemple, qui estime que la Bosnie est un pays complexe et qu’il faut aller de l’avant, regarder vers le futur, donc taire le passé. Un discours rationnel et difficilement contestable, que l’âme humaine ne peut cependant concevoir sans se trahir tout à fait.
Les Femmes de Visegrad est donc une réussite. Rarement le cinéma aura montré tant de justesse et de subtilité dans l’évocation des horreurs de l’histoire et aura si bien compris l’essence véritable du « devoir de mémoire », une notion fréquemment dévoyée.
Date de sortie: 30 avril 2014
Réalisé par : Jasmila Zbanic
Avec: Kym Vercoe, Boris Isakovic, Simon McBurney
Durée: 1h13
Pays de production: Bosnie, Qatar, Australie, Allemagne