L’Esprit de l’ivresse, Loïc Merle
Les émeutes des banlieues de 2005 n’ont à ce jour pas beaucoup inspiré les romanciers. Il est vrai que la tâche n’est pas facile : en se risquant à en faire son thème central, comme le fait Loïc Merle avec L’Esprit de l’ivresse, l’écrivain investit le terrain politique et son œuvre devient forcément polémique. Pour cette seule raison, on applaudit déjà la volonté de s’attaquer à un tel sujet et de sortir du nombrilisme cher à de trop nombreux jeunes auteurs français. L’œuvre s’en trouve extrêmement stimulante et mérite d’être lue.
Si la référence aux événements de 2005 est évidente, le roman demeure une fiction : une émeute éclate dans la cité des Iris en banlieue parisienne et se propage à toute la France, au point de provoquer la fuite du président de la République, Henri Dumont. Pendant un temps, Paris est aux mains des révoltés et on assiste à un printemps des peuples semblable à la Commune de Paris de 1871. Le roman n’est pas une simple narration des événements, mais une confrontation des expériences de quelques personnages-clés. Au gré de leurs pensées, de leurs souvenirs épars, le lecteur reconstitue de lui-même la chronologie des faits. Ce procédé permet surtout de sonder l’âme des protagonistes, de faire l’inventaire de leurs motivations, de leurs contradictions, de souligner la complexité des enjeux qu’on est souvent tentés de réduire à des préjugés.
Le récit de la première nuit d’émeutes aux Iris propose une interprétation très manichéenne qui laisse craindre le pire : les émeutiers sont absolument pacifistes et répondent à des policiers idiots, agressifs et violents, sous le regard de journalistes en mal de scoop et de sensations fortes, qui se rangent du côté des oppresseurs dès que leur intégrité physique est menacée. Le point de vue narratif court de personnage en personnage ; le style est monocorde, fait de phrases étendues à l’infini, notamment par l’addition systématique – et parfois indigeste – de participes présents. Le point de vue initial est celui de Youssef Chalaoui, le vieil homme accidentellement tué par des policiers en faction et dont la mort mettra le feu aux poudres. Chalaoui rentre chez lui en considérant combien sa cité est laide et combien sa vie est ratée ; le policier qui le tue est attiré depuis son enfance par l’ordre et la sécurité : voilà un échantillon du regard médiocre et fantasmé qu’adopte le romancier dans cette première partie. Les clichés fourmillent, les condamnations sont lapidaires, l’angélisme gratuit. Les jugements moraux à l’emporte-pièce desservent considérablement le propos et Loïc Merle prête des intentions stéréotypées, parfois même consternantes de bêtise, à ses personnages. Chaque action est selon lui politisée: aucune place n’est laissée à l’instinct grégaire, l’erreur, l’égarement ou encore l’inconscience. L’auteur plaque sur chacun de ses personnages son interprétation a posteriori des faits là où il serait plus inspiré de les interroger. Ce premier chapitre possède malgré tout un souffle efficace qui ne retombe jamais. Les relais narratifs entre les différents protagonistes fonctionnent à merveille.
C’est dans la deuxième partie que le roman décolle. Clara, la voix qui inonde ces pages, est une militante au sein du Comité féministe révolutionnaire, groupe d’action radical qui participe à la Révolte et dont les membres sont toutes issues d’un milieu parisien assez aisé. Clara a grandi tout près des Iris, mais pas dedans, et cela change beaucoup de choses. L’incursion dans un monde militant et intellectuel, socialement et culturellement plutôt élevé, permet d’explorer l’autre bras armé de la Révolte, un versant radical qui vit la misère des banlieues par procuration, parfois avec fascination. Ainsi Clara : « (…) comme si, contre toute attente, mes excès fournissaient le ciment qui me constituait, moi, une des filles chéries de la Grande Révolte, et que je n’avais plus rien à craindre, tandis que les inquiètes, comme mes deux amies, en étaient réduites à courir en tous sens comme des poulets sans tête, tendant l’oreille pour entendre la voix grave de l’Histoire. » Pour la jeune femme, dont la situation est un trait d’union entre ces deux mondes, la Révolte est d’abord une exaltation collective et individuelle, une Ivresse vécue comme telle, et pour elle seule, parangon d’une liberté absolue (« je voyais maintenant toute cette liberté qui s’incarnait »). Elle s’interroge sur le sens de cette Révolte et promène sur elle un regard décalé. Sa personnalité atypique fait d’elle une marginale et donne sens au roman : la Révolte, c’est aussi une forme d’incapacité à s’inscrire dans un monde peu soutenable, un cri désespéré, un refus convulsif dénué de théorie ou de programme. La prose de Loïc Merle épouse cette sensation d’abandon, se délie davantage. Le lecteur n’éprouve plus l’impression de monotonie qui parcourait le début du roman. L’ivresse est donc un thème essentiel et Loïc Merle la réhabilite sans départir la révolte de sa légitimité. Il suggère par là qu’elle est nécessaire aux révolutions et exprime en fait une volonté collective profonde. Aussi, l’ivresse évoque les gueules de bois, les lendemains désenchantés qu’il faut assumer. Car c’est lorsque le pouvoir est vacant qu’il faut agir, s’organiser, faire face à des problèmes qu’on n’envisageait pas, alors que l’exaltation du soulèvement est déjà loin.« Ce n’était pas si mal, avant (…) », écrit Hakim, l’ami de Clara qui doit gérer de nouvelles responsabilités au sein des Iris.
Tout se nuance donc à mesure que les pages se tournent, même si l’auteur refuse une lâche neutralité et prend le parti des insurgés. Le portrait du Président en est encore une belle illustration. Celui qui se chargera d’organiser la répression n’est pas dépeint comme un fasciste qui s’ignore, réflexe pourtant attendu à la lecture du premier chapitre. Sa personnalité est plutôt bonne, sa conscience de la situation est fine, il a de l’empathie pour les révoltés. Perclus de doutes, il fuit Paris et semble en perdition, à l’instar de Clara. A mesure que progresse le roman, plus rien n’est simple, et c’est là sa très grande force. Quand le livre se referme, un goût étrange nous vient en bouche, mêlant euphorie, désordre, révolution et liberté, mais aussi répression, ordre, échec. Notre compréhension du phénomène paraît considérablement enrichie, sans qu’il soit permis de livrer une opinion tranchée. Signe que le roman est intelligent. Une belle réussite.
Loïc Merle, L’Esprit de l’ivresse, Actes Sud, 2013, 290 pages