L’homme irrationnel, Woody Allen
L’Homme irrationnel, c’est Abe Lucas, un universitaire qui cherche désespérément un sens à sa vie. Il ne trouvera son salut ni dans la philosophie qu’il enseigne, ni dans les femmes, mais dans le crime… En dépit d’un habile synopsis et d’acteurs brillants, le dernier film de Woody Allen manque de rythme et les quelques savoureux dialogues ne suffisent pas à convaincre.
Le campus d’une petite ville américaine est en émoi : Abe Lucas, professeur éminent de philosophie et personnalité charismatique, vient d’être engagé par l’université. Lucas est un écorché vif qui, entre deux cours, ne rechigne pas à siffler quelques fioles de whisky. Il séduit rapidement collègues et étudiantes, parmi lesquelles Jill Pollard, une Emma Stone brillante et guindée qui, bien que consciente du piège, tombe irrémédiablement sous le charme du beau parleur dépressif. C’est qu’Abe s’exalte, cite Kant, évoque ses nombreux voyages, pense haut et fort. Dandy solitaire au spleen ostensible, Abe, traîne son vague à l’âme et joue volontiers les poètes maudits. Comment résister ? Les parents de l’étudiante, des musiciens, l’ont pourtant prévenue : sa pensée sonne agréablement, mais elle est un peu vide, un peu bancale. Malgré sa popularité et la romance qui lui tend les bras, Abe Lucas ne sort pas de sa torpeur : son existence manque toujours d’un sel nouveau. Le déclic tant espéré surgit un jour de façon inattendue : en écoutant par hasard le désespoir d’une mère de famille malmenée par un juge véreux, Abe Lucas décide d’assassiner l’horrible persécuteur… et de redonner du même coup sens à sa vie.
Voir un film de Woody Allen, c’est naviguer entre deux eaux : crier au génie (Match Point, Blue Jasmine) ou soupirer de déception et d’ennui (Vicky Cristina Barcelona, Magic in the Moonlight)… L’Homme irrationnel résume à lui seul cette ambivalence.
La première partie du film manque indéniablement de souffle, tout comme Abe Lucas manque d’inspiration. Un professeur de philosophie alcoolique mais irrésistible, une collègue en manque d’amour et « qui a couché avec tout le campus », une étudiante lumineuse et un peu lisse – affublée d’un petit ami fade et transi d’amour. Mélangez le tout et vous obtiendrez une gentille petite comédie à l’américaine.
C’est lorsque l’histoire se resserre sur son duo d’acteurs que Woody Allen parvient à attiser l’intérêt du spectateur. La relation amoureuse attendue – et convenue – entre Abe Lucas et Jill Pollard n’est que secondaire, son intérêt résidant surtout dans la distance ironique du réalisateur, à l’image de la scène de leur premier baiser : ici, pas de regards énamourés, pas de lèvres qui se cherchent avec sensualité, mais un baiser maladroit à la fête foraine où le couple en devenir fait face à un miroir déformant.
C’est dans ce même esprit de mise à distance que les dialogues se déploient : le professeur est terriblement conscient de l’inutilité du verbiage philosophique qu’il dispense et tente d’écrire. « Le monde a bien besoin d’un nouveau putain de livre sur Heiddeger et le fascisme » assène-t-il. Là repose toute la problématique du personnage. Pour lui, les mots sont vides, il faut vivre, décider et agir de façon instinctive, sensuelle. Cette opposition entre la connaissance et l’expérience, l’intellect et l’action structure l’ensemble du film.
Alors, quand le philosophe se fait meurtrier, quand le penseur s’animalise, le passage à l’acte de ce pur esprit signe la défaite de la modernité – et Allen jubile à mettre en scène ce retour à l’Age de pierre. Abe Lucas est filmé avec une ironie railleuse. Le ton badin avec lequel est traité ce Crime et châtiment contemporain dépouille l’œuvre de tout jugement moral comme de tout mysticisme, contrairement au chef d’œuvre de Dostoievski, référence assumée du film. Lucas n’est pas Raskolnikov : quand il a tué, il jouit. Pas de morbide introspection ni de longue descente aux enfers. Lucas, lui, ne pense plus.
La légèreté avec laquelle le réalisateur traite le personnage frôle parfois le ridicule. L’une des séquences les plus savoureuses du film, celle-là même qui décide du crime, emprunte au théâtre de boulevard. Dans une cafétéria, Abe et Jill sont assis l’un à côté de l’autre, dos à la mère éplorée, la mine enfantine et la bouche béante. Cette posture grotesque devient pourtant l’incarnation du renouveau du professeur. Et celui qui se laissait aller aux logorrhées abstraites et au whisky se redresse soudain, comme remonté par la mécanique de l’assassin. Lourdeur du propos, légèreté de la mise en scène. Le film gagne alors en rythme, les dialogues interminables laissent place à des mouvements de caméra qui dynamisent les scènes – on pense notamment aux plans accompagnant un Abe Lucas devenu pour un temps l’espion méticuleux du quotidien de sa victime. Fin du verbiage, donc, et place à l’action.
La fin du film pourrait à elle seule résumer les louvoiements de l’oeuvre. Au-delà du savoureux balancement entre tension dramatique efficace (va-t-il tuer sa petite amie?) et gag burlesque délectable (absurdité de la chute fatale d’Abe), on reste incertain – encore – face aux choix esthétiques et narratifs du réalisateur : les voix-off qui semblaient jusque là bien inutiles et artificielles prennent sens, trop tard sans doute. Que penser alors de tout cela ? Est-ce une œuvre sophistiquée, à l’image d’Abe Lucas, personnage aussi pathétique que fascinant ? Ou un film sans grand relief et semé de poncifs, à l’image du dernier plan où Jill regarde l’océan, grandie par une histoire qui lui aurait fait comprendre « plein de choses sur la vie » ?
Date de sortie : 14 octobre 2015
Réalisé par : Woody Allen
Avec : Joaquim Phoenix, Emma Stone, Parker Posey, Jamie Blackley
Durée : 1h35
Pays de production : États-Unis
Merci à Célian Faure pour sa précieuse collaboration.